Difficile de poser les pieds au sec, sur ce sol bourbeux et noirâtre, dans cette exploitation forestière de Louisiane perdue au fin fond des marais. Dans l'objectif d'un futur achat, Jules vient y faire une expertise pour son patron, gros négociant en bois de Pennsylvanie. C'est là qu'il y découvre Byron Aldridge, constable de ce trou perdu et fils aîné de son employeur qui le cherche depuis quatre ans. Nous sommes en 1923. En revenant, hagard, de France et des combats de la Grande Guerre, Byron a déserté l'entreprise paternelle. Son frère cadet, Rudolphe, quitte alors Pittsburgh pour prendre la direction de cette nouvelle exploitation et tenter de ramener son frère dans le cercle familial.
S'enfoncer vers le Sud, c'est progresser vers la désolation, l'absence de routes goudronnées, la chaleur moite et poisseuse, les zones marécageuses et leur myriade de moustiques qui vous criblent assurément la nuque bien pire qu'une séance d'acupuncture.
Arrivé sur place, à Nimbus, Rudolphe se retrouve dans les rues boueuses, face à des baraquements miteux noyés sous les pluies quasi quotidiennes, un triste alignement de cahutes destinées aux travailleurs de couleur, un vaste saloon et des jets de vapeur crachés par la scierie. Ici, l'hostilité est aussi bien présente dans la nature que chez ceux qui l'exploitent. le lieu est le paradis, entre autres, des mocassins d'eau, longs serpents venimeux. Les bagarres d'hommes avinés ne peuvent être réprimées qu'à coup de fusil ou, au mieux, matraquées par le canon du marshal assené sur le plus déchaîné de tous. Il n'y a pas que la sève des cyprès chauves, dont le bois imputrescible doit être exploité in extenso, qui coule sur ces terres marécageuses. Outre la sueur répandue par les ouvriers souffrant de la chaleur humide accablante, le sang vient très régulièrement tacher aussi le sol en bois du saloon. Dans cet établissement, détenu par des Siciliens peu scrupuleux, la triche et l'alcool remplissent les poches des mafieux et, afin d'endiguer la violence, une fermeture demandée par le constable le dimanche va être très, très mal perçue…
La violence bouillonne, les éclairs de rasoirs scintillent le samedi soir et la loi a beaucoup de mal à se frayer un passage dans ces marais nauséabonds.
Par son déroulé hautement cinématographique qui emporte le lecteur vers ce coin terriblement dépaysant de Louisiane, ce roman fascine par sa combinaison de haine, de dégoût, d'injustice, de violence où surnagent pourtant de magnifiques approches d'amour fraternel, conjugal et filial, de reconnaissance, d'entraide.
Byron est une victime du patriotisme exigé par la figure paternelle et face à l'insistance de son frère qui désire rétablir son état mental, aidé par des verres emplis de liquide ambré, il finit par raconter les amas de cadavres, les tirs, les groupes pulvérisés. Pour tenter de continuer à vivre malgré ces atrocités, sa pile de disques de chansons sentimentales qu'il passe sur son phonographe détonne dans ce milieu hostile. L'amour pour ce frère aîné qui l'a aidé à grandir, les coups de pelle qui viennent remplacer les coups de feu de Byron pour faire plaisir à son jeune frère révèlent la force et la beauté de leurs liens fraternels.
Rudolphe, parfaitement formaté par son père en ce qui concerne le profit d'une entreprise, laisse parfois taire la voix du porte-monnaie lorsqu'il s'agit de vies humaines. Au-delà du patron, il est intéressant de constater ses décisions et ses efforts pour amener un semblant d'équilibre et de justice dans cette scierie.
Bien que voilés de discrétion,
Tim Gautreaux donnent également aux femmes des rôles majeurs qui viennent contrebalancer les excès humains tout en pointant le piège que peut revêtir ce Sud avec ce manque de considération de la femme de couleur. Il vous faut aussi faire la connaissance du petit Walter…
Un Noir blessé ne vaut pas le déplacement d'un médecin, un cyprès chauve ne doit pas rester debout après le passage de l'homme.
Outre l'émergence de l'exploitation dévastatrice de l'homme sur la nature, la continuité de l'exploitation de l'homme par l'homme cupide, c'est l'insignifiance des vies humaines qui frappent dans ce livre. La corrélation avec la guerre est intelligemment et justement établie ici.
L'intrigue est efficacement menée mais c'est loin d'être l'essentiel de ce très bon roman qui me laisse une profonde impression, filant et s'étendant à la surface d'un bayou inhospitalier.