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Critique de Fabinou7


« J'ai écrit ce qu'il y a de plus grand, cela ne fait aucun doute, mais c'est aussi de cette façon que j'ai tétanisé la littérature allemande pour quelques siècles. » faisait dire le subversif dramaturge et écrivain autrichien Thomas Bernhard à son Johann Wolfgang von Goethe fictif dans « Goethe se mheurt ».

Quel est donc ce best-seller qui assura à Goethe, avant son Faust, la renommée éternelle ? Les jeunes gens de la fin du XVIIIe siècle commencèrent à s'habiller comme Werther et Charlotte, à se faire la cour comme dans le roman et à endurer les mêmes funestes tourments, une vague de suicides faisant la légende pourpre de ce livre.

Dans ce roman épistolaire, cette confession amoureuse, Goethe s'inscrit à l'exact opposé d'un autre grand roman épistolaire, « Les Liaisons Dangereuses » de Choderlos de Laclos, paru à la même époque. L'un est l'archétype du roman libertin quand l'autre est le parangon du romantisme en littérature.

Bien que précurseur, le romantisme aura tout le XIXe siècle pour étendre son emprise sur les arts et les lettres, je ne peux qualifier le roman de Goethe de prototype. L'amour courtois lui précède, et même un siècle avant, les poignantes « Lettres portugaises » de Guilleragues, présente d'importantes similitudes, mais reste succinct comparé à l'extraordinaire densité des transports du jeune Werther.

« Tout, dans cette vie, aboutit à des niaiseries ; et celui qui, pour plaire aux autres, sans besoin et sans goût, se tue à travailler pour de l'argent, pour des honneurs, ou pour tout ce qu'il vous plaira, est à coup sûr un imbécile ». Comme souvent, avec ce qui devient un « classique » on retrouve l'influence de Werther chez beaucoup de personnages du roman d'apprentissage, je pense à Julien Sorel de Stendhal. le héros de « le Rouge et le Noir » partage l'absolutisme des sentiments de Werther, son individualisme exacerbé et son refus méprisant, infamant, du compromis, de la nuance, du « faire avec » auquel la société nous soumet si l'on veut compter et évoluer en son sein.

Tel un mustang farouche qui veut « s'ouvrir la veine pour respirer », Werther dédaigne d'être dompté par la morne vacuité de l'existence, du travail, de la couarde sagesse que l'on tente de substituer à son tempérament de feu et au péremptoire de ses jugements.

« Je me briserais le crâne, quand je vois combien peu nous pouvons les uns pour les autres. » C'est cette exaltation, cette pureté et cette absence de cynisme du personnage, malade d'amour, qui emportent et parfois séduisent les lecteurs. Pureté également de la langue, celle du XVIIIème siècle, parfaite et cependant accessible.

Cela me rappelle les mots du poète Henri Michaux pour qui « la continence », la « maladie de l'excès de force lui est spécialement intolérable », Werther, dans toute sa tension, représente cette continence, sa passion dévorante, abyssale pour Charlotte, sa jalousie d'Albert, qu'il trouve si fade, sa continence vis-à-vis des forces supérieures qui se jouent en société et qui courbent l'orgueil et la pureté de la vertu des hommes l'amène d'une façon ou d'une autre à « être vaincu » dans l'acte d'amour ou dans l'acte de mort, quoiqu'il advienne, il faut par injonction qu'il « décharge ».

« Oh ! pourquoi êtes-vous né avec cette fougue, avec cet emportement indomptable et passionné que vous mettez à tout ce qui vous attache une fois ! »

Ainsi Goethe, pour être sauvé, sacrifie son personnage au démon. Je tiens cela de Stefan Zweig qui, dans « le Combat Avec le Démon » montre comme Goethe garde la maîtrise et la tiédeur dans sa vie, contrairement à Hölderlin ou Kleist qui plongent eux-mêmes dans l'abîme, sans alibi romanesque, sans alter ego à torturer pour s'épargner une vie confortable.

« Je rentre en moi-même, et j'y trouve un monde ». Héros romantique, au fil des pages, Werther laisse éructer sa tragique révolte, « fatal and fated » comme l'eût écrit Lord Byron, dans une mélancolique introspection.

On a pu faire parfois le reproche aux romantiques d'être hors du corps, hors de la chair. Flaubert écrivait sur Lamartine « la couille lui manque », ici Werther donne le ton de ce que sera le romantisme : « Elle est sacrée pour moi ; tout désir se tait en sa présence », c'est en ce sens que je parlais d'amour courtois.

Alors la continence, le désir se taisent-ils vraiment ? Eh bien pas tout à fait : « lorsque nos pieds se rencontrent sous la table ! Je me retire comme du feu ; mais une force secrète m'attire de nouveau ; il me prend un vertige, le trouble est dans tous mes sens ». Cette ambivalence n'est qu'un des nombreux tiraillements qui exaspèrent et tourmentent la jeune expérience de Werther.

(Les esprits les plus alambiqués – dont je ne suis pas - pourraient même détourner les actes en apparence les plus serviables : « J'étais allé aujourd'hui accorder le clavecin de Charlotte » bien que nous soyons pourtant très loin de la correspondance codée de George Sand et Alfred de Musset…)

D'ailleurs à propos de Charlotte, une question surgit au fur et à mesure de l'ouvrage, face à un tel emportement amoureux, puisque nous n'avons que les lettres de Werther, est : que pense Charlotte, ou plutôt que ressent-elle pour Werther ? le saura-t-on ?

Ainsi l'oeuvre de Goethe n'est ni statique ni contemplative, les symptômes empirent, la raison s'obscurcie, et nous avons l'impression que, malgré quelques tentatives, nous perdons peu à peu le Werther du début, un sentiment paradoxal que décrivait bien le dramaturge Heinrich von Kleist : « nous voyons que, dans le monde organique, plus la réflexion paraît faible et obscure, plus la grâce est souveraine et rayonnante. »

Je ne peux lire le soliloque épistolaire du jeune Werther sans convoquer ici (encore) Roland Barthes qui puisera dans les lettres de Werther la matière de ses « Fragments d'un Discours Amoureux », ce sont les mots de Goethe qui inspirent Barthes, un exemple parmi tant d'autres : « je m'abime, je succombe… » de Werther inspire à Barthes un fragment sur l'anéantissement que représente pour l'amoureux le fait de « s'abîmer ».

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