Ce petit livre, écrit dans l'urgence quelques semaines après le putsch d'Août 1991 – et quelques jours avant, pour le long « Article de Crimée » (appendice C) qui devait être présenté au Congrès des Députés du Peuple pour débattre du nouveau Traité de l'Union – semble sorti d'un passé très reculé. Au-delà de la subdivision des chapitres, plus que de traiter du coup d'état en soi, de son déroulement et de son analyse, le témoignage de
Gorbatchev contient surtout une autocritique dans la pure tradition communiste, ainsi qu'un vibrant plaidoyer pour la perestroïka (dont il fallait encore faire oeuvre de pédagogie) et pour le maintien de l'Union supranationale.
Nous savons que sous peu
Gorbatchev sortirait perdant sur les deux fronts. La perestroïka n'était pas comprise – notamment pas son volet de « pluralisme des formes de propriété des moyens de production », qui ne signifiait pas propriété privée absolue, « accumulation primitive du capital » (la Russie a de nouveau donné raison à Marx...) et bientôt oligarchique. L'Union, que son président souhaitait voir transformée en Union des États Souverains, afin que ceux-ci aient toute la latitude de lui donner une forme fédérale, confédérale ou associative selon ses domaines de compétence, serait complètement rejetée – à l'époque de la rédaction de ce livre, seuls les trois pays Baltes étaient récalcitrants, sans doute parce que déjà en voie avancée d'intégration dans la CSCE et rêvant des
Communautés Européennes – et bientôt dissoute.
Gorbatchev eût pu sortir gagnant des trois jours du putsch : d'ailleurs il doit se défendre de ceux qui le considèrent un coup monté, un complot pour se débarrasser de l'aile réactionnaire du Parti. Mais il n'en fait rien. Il veut éviter toute épuration : que seuls les trois ou cinq responsables directs soient jugés et punis. Il avoue comprendre à ce moment-là que son parti est irréformable, il se console en affirmant que les procrastinations qu'on lui reproche, autant sur le plan des réformes économiques qu'institutionnelles, ont été une manoeuvre tactique de sa part, en vue de pérenniser, dans la conscience et les moeurs du peuple, les valeurs et les procédés démocratiques. Mais il est probable qu'il se rendait compte du contraire : la démocratie n'était pas (encore?) quelque chose pour laquelle la majorité des Russes se seraient battus [je le répète quitte à me faire de nouveau traiter de raciste], alors que lui était et sans doute est encore un véritable démocrate, capable de se mettre en retrait dès lors que ses visions n'étaient pas majoritairement partagées, peut-être le seul véritable dirigeant russe démocrate depuis longtemps et pour longtemps, un dirigeant profondément et intimement persuadé que la démocratie ne peut jamais être imposée par acte d'autorité, que ce dont son pays avait le plus besoin, et n'est-ce pas encore le cas ?, c'était le pluralisme économique, politique, philosophique. Dans d'autres ouvrages sans doute précise-t-il davantage toute l'ampleur de sa critique du soviétisme, qui n'est ici qu'ébauchée, mais dans ce petit livre il révèle quelque chose d'extrêmement révolutionnaire pour un dirigeant communiste : son scepticisme vis-à-vis de toute ingénierie sociale, quels que soient ses hauts idéaux, quelle que soit la manière de la mettre en pratique. Un scepticisme auquel, soit dit en passant, nos presque quarante ans de néo-libéralisme ne sont toujours pas parvenus...
Tout au long de ces pages, dans une prose bien communiste, bien désuète,
Gorbatchev se bat encore. S'il avoue ses erreurs, d'une manière devenue si rare en politique de nos jours, il sait que son analyse est correcte, il veut convaincre. Il fait valoir son indiscutable aura internationale, qui ne lui suffira pas, néanmoins, à recevoir ces crédits qu'il sollicite « pour passer l'hiver, physiquement », et qui lui seront cruellement niés, alors que son pays est solvable, alors qu'il seront accordés à pleines mains à son successeur, Eltsine, sans même être regardant sur les manières dont il seront distribués...
Gorbatchev était plus démocrate que les démocraties occidentales, car il était prêt à prouver, comme il l'a fait, que les tolérants (les pluralistes) continuent de l'être face aux intolérants (les autoritaires) et de ce fait leur succombent presque toujours.