Meilleur titre n'aurait su être trouvé... C'est un véritable voyage entre le monde des vivants et l'enfer que l'auteur nous a réservé... Une latence, un instant, un entre-deux parfois malaisant mais tellement profond et plein de sens.
Pour cela, il donne la parole à son "héros", et Alex va nous entraîner, malgré nous, malgré lui, dans les tourments de son existence.
Carl sait s'armer d'une plume dynamique, ô combien contemporaine avec un style marqué absolument délectable. Il manie les mots avec magie... tantôt poète comme son personnage, tantôt musicien tant les sonorités chantent juste, tantôt philosophe pour nous offrir une formidable leçon de vie, par procuration. le vocabulaire très riche m'a ravie.
J'ai aimé cette utilisation du "je", très intime, personnelle, provoquant irrémédiablement des ressentis par ricochet et une empathie décuplée. Il s'adresse à nous, on devient plus qu'un spectateur, on est alors le véritable confident privilégié de notre narrateur. J'ai aimé son utilisation du passé composé (oui ! Je l'avoue !) qui est complètement adaptée, maîtrisée, d'une efficacité sans pareille et offre tellement de vie à cette histoire pourtant si dure et sombre, aux frontières du trépas.
Tout repose sur Alex Bataille (redoutable aptonyme) et ce deuil auquel il doit faire face, avec ses failles, son mal-être, et ce désir viscéral de respecter la dernière volonté de son frère d'être dispersé en Espagne.
J'ai vécu sa "fuite" comme une course contre la mort, comme une course contre la vie, aussi. À mi-chemin entre l'instinct de survie et les jeux dangereux avec la Grande Faucheuse, Alex m'a catapultée dans son jeu de piste macabre, encore vivant, et défiant la mort. Il flirte avec elle mais se relève, il avance, puis recule, et bis repetita... Il nous livre, sans pudeur et avec une force terrible, ce sentiment unique et pourtant indéfinissable de l'agonie de l'Homme, poursuivi par une société malade, qu'il ne peut que subir. Alex erre... il souffre et on compatit à ses douleurs en tant que témoin impuissant de cette plongée dans l'abîme du mal. Alex qui survit plus qu'il ne vit, Alex qui partage avec nous ses relations, ses dérives, sa déchéance et ses absences. J'ai aussi beaucoup aimé ses poèmes, forts d'une intensité rare, des électrochocs.
Le périple se veut mémorable, c'est sublime de noirceur et vraiment inoubliable, c'est un récit hors du commun qui nous transperce. J'ai aussi découvert les lieux, Lyon particulièrement, les descriptions se veulent justes et idéales afin d'ancrer le lecteur dans un cadre travaillé. Pour un premier roman il est bien plus que prometteur, il signe une entrée fracassante chez les plumes ténébreuses avec un côté singulier on ne peut plus marquant.
Si vous avez envie de découvrir un livre incontestablement à part, entrez dans les limbes, embarquez pour ce périple, retenez votre souffle, mais gare à vous... La mort n'est jamais bien loin... La lumière et l'espoir non plus. Qui sait ?
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Construire un personnage/narrateur crédible jusque dans ses zones de mystère tout en racontant la déconstruction explosive de son identité. Habiller et peupler les zones du dehors où il erre en un curieux "road movie". Agencer avec élégance et un sens de l'image saisissant de multiples observations sociologiques et quelques vertiges existentiels, voire métaphysiques. Brosser au final un portrait lucide, intime et politique, de notre époque. Prendre le lecteur pour autre chose qu'une épaule amicale sur laquelle s'épancher. le tout en saupoudrant son écriture de cinquante nuances que Grès maîtrise à la perfection... Voilà quelques-uns des prodiges que ce premier roman accomplit, avec cependant un atout non négligeable, et rare, vis-à-vis de l'actuelle profusion romanesque: un véritable style.
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Tout ce que je peux dire sur le sujet, c’est ça : l’ange de l’amour et l’ange de la mort se servent de la même flèche empoisonnée pour vous transpercer. Sait-on pourquoi on tombe amoureux ? Les raisons objectives ne sont que des balivernes. Ça se passe plus certainement dans le secret de nos cellules. Seules les explications biologiques sont convaincantes au bout du compte. Pourquoi cette femme-là qui est une vraie peau de vache, plutôt que cette autre, avec laquelle vous auriez assurément filé le parfait bonheur ? Il faut admettre qu’il y a sous les fièvres de l’érotisme un mystère abominable, un instinct destiné à nous conduire efficacement sur les chemins du renoncement stoïque ou du suicide affectif. Après que nos gènes ont accompli leur saint office sexuel, l’amour s’épuise à retrouver les charmes des premiers jours. Les âmes sensibles de mon espèce s’en font une montagne. Qu’ils périssent en martyrs si ça leur chante, gloussent les mignons de Sir Darwin ! De toute façon, la nature évince les faibles pour ne garder que la férocité originelle nécessaire à sa perpétuation. Mais il est tellement faux de dire que peine d’amour n’est pas mortelle. Paradoxe ? Oui, comme l’esprit aime à s’en inventer quand il est enchaîné à son vaisseau de chair électrisée. En vérité, je vous le dis, c’est toute une partie de son âme dont on se voit amputé, lorsque l’autre vous quitte. Quelque chose meurt à soi-même et on met un moment avant de comprendre ce que c’était. Appelez ça illusion ou innocence, c’est l’élixir de vie qui coule à gros bouillons maintenant hors de vos artères. En résumé, l’expérience d’un amour non partagé est certainement, avec la perte d’un proche, une des blessures les plus cruelles que l’on puisse infliger à un être humain. Et ces deux choses m’étaient arrivées à moi, successivement, implacablement, dans la fleur de ma jeunesse. J’avais beau faire, je ne pouvais pas l’encaisser.
— Vous marquez un point, il a dit après s’être attaqué à la strate curaçao de son cocktail. Mais vous avez des objections de classe supérieure… La plupart des gens ne vont pas si loin. La frousse de la maladie, l’horrible décrépitude et les affres de la mort leur sont une raison suffisante d’accepter une prothèse ou une greffe. Vous êtes entourés d’individus déjà modifiés. La transformation de notre évolution est en marche. Regardez bien autour de vous. Les aveugles recouvrent la vue, les sourds entendent à nouveau, les cardiaques ont des cœurs en titanes, les paraplégiques marchent et déplacent des objets par la seule puissance de leur pensée. La science a accompli plus de miracles que tous les fils de dieu incarné dans toute l’histoire du monde. Si vous ne prenez pas le train en marche vous risquez de vous retrouver dans la situation d’une espèce qui refuse de muter. Une espèce inférieure. Et vous savez ce que devient une telle espèce… Elle disparaît sans laisser de traces.
— Alors je fais peut-être partie des derniers hommes, une espèce de plus en plus rare, je vous l’accorde. Et c’est bien en homme que je compte vivre cette vie imparfaite et douloureuse et la finir. Je vous souhaite une bonne nuit.
Je me suis dégoté un coin dans l’herbe en face de l’étang et bien calé sur mon sac j’ai contemplé les oiseaux. Les visions défilaient net autour de moi. Une brise légère, le grelot des feuilles. Un couple de cygnes glissant pleins de morgue sur le miroir de l’eau. Emmitouflés dans leur carrosse de plumes, ils se promenaient sur un domaine de rêves et de reflets comme des aristocrates l’auraient fait sur les landes de leurs ancêtres. Alors j’ai songé à Ben. Tout le film à l’envers. À ses rires énormes et à ses cris perçants qu’il poussait comme une mouette quand, tout gosses, je lui courais après à travers la maison. C’était si loin. Et tout cela résonnait en moi avec d’étranges dissonances, comme une vieille comptine soudainement remémorée, fredonnée avec hésitation. Le parc était pratiquement vide, alors j’ai pu chialer un bon coup sans que ne personne me voie.
Et puis la noirceur est revenue, insidieuse et piquante, tandis que je franchissais les frontières de mon quartier, entre la rue des Algériens et la zone des restau asiatiques. J'ai senti monter en moi une peine infinie, assez semblable à cette nostalgie qui vous prend aux tripes, quand loin de chez vous, vous songez à la terre natale. L'atmosphère du septième arrondissement avec ces gens qui s'agitent en tous sens sur les trottoirs sans savoir où ils vont, Mme Feruz, l'épicier et même M. Morino, je me rendais compte tout à coup qu'ils étaient tous devenus malgré moi les habitants de ma petite planète. Ils avaient tous tricoté un truc en moi, un truc qui était comme les mailles de mon âme. Me séparer de tout ça maintenant, c'était déjà un avant-goût de la mort.
Maintenant que j’étais à la dèche et quasi à la rue, tout prenait une proportion concrète et tragique. Je n’arrêtais pas de me dire que j’étais un bon à rien, un parfait loser. Ma pitoyable existence avait des allures de farce grotesque dont la seule consolation était qu’elle s’éteindrait tôt ou tard dans le silence immense du cosmos. Mais le plus insupportable, c’était encore la perspective de ne pas honorer ma promesse envers mon frère. Je décidais que mon honneur pour le reste de ma vie d’homme dépendrait du succès ou de l’échec de cette unique entreprise.