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Critique de clesbibliofeel


Voici un livre qui s'est imposé à moi après avoir vu le dernier long métrage de Chad Chenouga : le Principal. Roschdy Zem incarne à la perfection un principal adjoint de collège se préparant à succéder à sa supérieure qui va prendre sa retraite (étonnant duo Roschdy ZemYolande Moreau, fonctionnant à plein). Après la projection, pour cette avant première, a eu lieu une rencontre avec le réalisateur. Il y fut aussi question de littérature puisque dans le film, la principale est une lectrice passionnée, approvisionnant son adjoint en romans. Deux livres ont été cités : « Seventies » de Kenzaburo Oé et « Le Sang noir » de Louis Guilloux. Quelques mains se sont levées quand le réalisateur a demandé qui avait lu le récit de Louis Guilloux. Quant à moi, je n'avais même pas entendu parler de cet auteur... J'ai voulu réparer cela en le lisant dans la foulée. Bien m'en a pris, l'oeuvre est riche !

Le Sang noir est un titre fort. Vingt-quatre heure d'une ville de province, certainement Saint-Brieuc qu'il ne nomme pas, la ville de l'auteur… Beaucoup de personnages sont des professeurs, des notables de la ville et des militaires. On est en pleine guerre 14-18, en pleine hécatombe, mot d'origine grecque désignant alors le sacrifice de cent boeufs... Là ce sont les jeunes hommes qui meurent par centaines au combat ou encore fusillés pour l'exemple lors des mutineries. Mais pas de scène de guerre ici. On part au front, on reçoit des lettres informant que tel ou tel est mort. Il s'agit d'un grand roman sur le sujet de la bassesse humaine, celle des patriotes exaltés de l'arrière, sans théoriser, en montrant des situations, en rapportant des dialogues marquants, ce qui m'a fait penser à du théâtre, façon comédie humaine.

M. Merlin dit Cripure est un savant, professeur de philosophie, un observateur de la vie sociale, désabusé et amer, constatant que tout se désagrège et qu'il a raté sa vie. Cripure vit avec le souvenir d'Antoinette qu'il a aimée et a été marié avant qu'elle ne le trahisse pour un beau capitaine. Il vit maintenant avec Maïa, une femme vulgaire, ancienne prostituée, une goton comme il l'appelle. Les mots vieillis et expressions anciennes sont nombreuses donnant une couleur d'époque.

Il a été surnommé Cripure par des élèves (qu'il traite de Salauds de potaches, eux qui sont ses bourreaux). Il leur parle souvent de la Critique de la Raison pure d'Emmanuel Kant, que certains ont transformé en Cripure de la Raison tique d'où Cripure. C'est un homme à part, original sous tous les aspects, aussi génial que dingo, portant un regard acide sur le monde qui l'entoure, surtout sur cette guerre si coûteuse en vies. Ce n'est pas pour rien que Kant, l'auteur de Projet de paix perpétuelle, est convoqué à travers ce surnom ! Gogol, Ubu aussi sont cités ainsi que Spinoza évoqué dans une répartie ignoble de Nabucet s'adressant à Georges, jeune mutilé n'ayant pas très bon moral.

Au fil des pages, d'une noirceur évoquant Dostoïevski, pointe, quand tout menace de s'effondrer, un peu d'amour entre Cripure et Maïa, comme une vertu ultime et salvatrice s'il n'était trop tard. Louis Guilloux va chercher profondément les racines du mal en créant ce personnage de Cripure, dont les idées et le mode de vie, trop en décalage avec la guerre qui fait rage et l'hypocrisie ambiante, provoquent incompréhension, méfiance, rejet et même tentative d'élimination physique.

Le style et la construction narrative rappellent les feuilletons en vogue à l'époque comme l'a repris avec bonheur Pierre Lemaître. Il laisse parler ses personnages et à travers leurs paroles on découvre ce qu'ils sont. Maïa, illettrée, est la compagne malheureuse d'un intellectuel brisé, elle parle l'argot direct et imagé du peuple, sans calcul, en toute sincérité. Les professeurs et les notables s'expriment avec détours, cherchant à tirer leur épingle du jeu. Heureusement dans ce roman excessivement sombre, l'ironie mordante amène de temps à autre au rire salvateur. le chapitre où Mme de Villaplane, vieille noble déchue, accueille un nouveau locataire, Otto Kaminsky, dont elle tombe éperdument amoureuse, est vraiment très drôle et exprime tout le talent de conteur de l'auteur.

Louix Guilloux est né en 1899. Il meurt en 1980. Pour écrire le Sang noir, il s'est inspiré d'un de ses professeurs, Georges Palante. A l'instar d'Annie Ernaux, il est fils de commerçant : son père était cordonnier et sa mère modiste, il a l'expérience d'une certaine pauvreté et de la difficulté de s'élever socialement. Humaniste actif, il sera secrétaire du premier Congrès mondial des écrivains antifascistes et responsable du Secours populaire français. Il a été très ami avec Albert Camus qu'il a même conseillé pour écrire La Peste – attesté dans leur correspondanceLouis Aragon, a la sortie du roman, a dit tout le bien qu'il en pensait : « J'affirme que Cripure est nécessaire à la pleine compréhension de l'homme de ce temps-ci comme Don Quichotte à celui de jadis. » Aucun doute pour moi, on est en présence d'un grand classique qu'il est passionnant de lire ou relire. Merci à Roschdy Zem, à Yolande Moreau et à Chad Chenouga à qui je dois cette lecture. Je parlerai bientôt de Kenzaburo Oé également évoqué dans le principal…

Avez-vous déjà vécu cette expérience de découverte littéraire suite à un livre évoqué dans un film ?
Lien : https://clesbibliofeel.blog/..
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