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Critique de Erik35


UNE CHASSE À L'HUMANITÉ.

Il en est de certains auteurs comme de vos meilleurs et vrais amis : quand bien même vous pourriez passer des heures, parfois plus encore, ensemble, la vie n'a souvent de cesse de vous séparer, de rentre difficultueuses les retrouvailles, alors vous vous contentez, de loin en loin, d'un petit mot rapide mais tendre, de l'examen des souvenirs heureux, du bonheur inégalable de savoir que, malgré l'impérieuse absence, quelque chose de lui demeure ancré au plus profond de votre âme. Assurément en va-t-il ainsi de la fréquentation de ce cher Guy de Maupassant que votre humble chroniqueur dévora en son adolescence, après être tombé en émoi, c'est certainement l'âge ad hoc, à la lecture du Horla. Au cours des années qui suivirent, ce furent tour à tour Bel -Ami, Une vie, romans incontournables, mais aussi, bien sûr a-t-on envie d'ajouter, un nombre considérable de ses recueils de nouvelles tour à tour réalistes, coquins, critiques, drolatiques, mélancoliques, tristes, satyriques, etc, parmi lesquels La maison Tellier, le rosier de Madame Husson, Boule de Suif, Mademoiselle Fifi ainsi que quelques autres plus ou moins connus. En revanche, avouons-le, l'un de ses recueils les plus célèbres - souvent considéré, à assez juste titre, comme l'un de ses plus aboutis, ces fameux Contes de la bécasse, avaient échappé à notre antique appétit pour l'écrivain normand. Voilà un oubli enfin réparé et, osons l'avouer dès à présent, ce fut un pur et enthousiasment régal !

Les Contes de la bécasse (1883) sont le troisième recueil de nouvelles de Guy de Maupassant (1850-1893), succédant à La Maison Tellier (1881) et Mademoiselle Fifi (1882). Alors âgé de trente-trois ans, Maupassant est un auteur célébré, adulé même de ce fameux "Tout-Paris" qui fait et défait aussi vite les modes et les gloires du moment, dont les nouvelles paraissent régulièrement dans de nombreux journaux - Le Figaro, le Journal, le Gaulois, Gil Blas, etc - passage alors obligé pour tout écrivain désirant se faire lire et atteindre à l'éventuelle notoriété. À l'exception de deux contes (« Saint Antoine » et « L'Aventure de Walter Schnaffs », écrits et ajoutés in extremis afin de « grossir » le volume, lequel devait atteindre, bon an, mal an, les 300 pages), les quinze autres ont tous déjà paru, du 19 avril 1882 au 11 avril 1883, dans des quotidiens, le Gaulois - journal mondain d'obédience monarchiste mais relativement ouvert, excepté dans le domaine de la morale - et le Gil Blas - bien plus audacieux que le précédent sur le plan des moeurs... On parlerait aujourd'hui d'érotisme voire de pornographie - et qui, de tous, correspondait certainement le mieux à la sensualité, l'amour des plaisirs, le goût pour la vie De Maupassant. Un contrat est signé avec les éditeurs Rouveyre et Blond en 1883 – la même année où l'éditeur Havard met sous presse le roman Une vie, paru lui aussi déjà en feuilleton dans le Gil Blas. Pour Maupassant, il s'agit tout d'abord d'une opération commerciale. C'est d'ailleurs lui-même qui dresse la liste des personnes auxquelles il faut envoyer les Contes de la bécasse – chaque conte étant dédicacé à une personnalité différente : l'écrivain Joris-Karl Huysmans, le critique Paul Bourget, le futur auteur du Journal d'une femme de chambre Octave Mirbeau, mais aussi nombre de ses amis des représentations de À la feuille de Rose, des fameuses Soirées de Médan organisées chez Emile Zola, ou autres amoureux de canotage que Maupassant, personnage de chair et de muscle s'il en fut, pratiqua avec moulte ferveur... Des noms souvent oubliés aujourd'hui mais qui purent avoir leur importance en leurs temps.

Toutefois, est-ce à cause du titre lui-même, qui, contrairement aux précédents volumes, ne reprend pas directement celui d'une nouvelle ? Est-ce le prière d'insérer qu'il écrit de sa main, précisant notamment : « Ce qui distingue particulièrement ce dernier ouvrage de l'auteur de la Maison Tellier et d'Une vie, c'est la gaieté, l'ironie amusante » ? Toujours est-il que l'accueil de la critique n'est guère enthousiaste (deux articles dans le Gaulois et dans le Siècle, puis un autre, mitigé, de Jules Lemaître dans La Revue bleue, en novembre 1884). le public, lui, ne s'y trompe pas, qui fait un vrai succès au livre : on compte sept réimpressions dès la première année. En 1887, Rouveyre et Blond ayant fait faillite, Havard réédite les Contes de la bécasse. le titre lui déplaisant, il voulut le changer. Maupassant s'y opposa : « C'est une supercherie peu digne qui sent la réclame de mauvais aloi. »

Il faut dire que les nouvelles présentes ici sont unanimement d'une parfaite qualité d'écriture (de ce style sobre, direct et efficace dont Maupassant, ayant bien retenu la leçon de son maître Flaubert, sera le chantre), parfaites de composition, mais aussi d'une profondeur - parfois camouflée derrière un ton agreste, gentiment paillard, sensuel ou ironique - bien plus sombre, sévère, désespérée parfois, qu'il pourrait y paraître à la première lecture. Hubert Juin, préfacier d'une énième publication de ce titre aux éditions Folio en fait même un ouvrage d'importance majeure chez l'auteur amoureux des falaises d'Étretat. Voici d'ailleurs ce qu'il en conclu, après avoir fait le tour, magistralement, des thématiques et traitement divers abordés par Maupassant dans ces contes :

«Ce livre-ci est un carrefour. Après la parution des Contes de la Bécasse, Guy de Maupassant ne sera plus jamais le même. Ceci est un seuil : dès qu'il l'aura passé, les fantômes viendront à sa rencontre. L'homme à la forte carrure entrera dans les songeries où règnent en maîtres les fantasmes. La mort sera au terme, dans ses habits de jeune fille. le rire des Contes de la Bécasse grimace par avance.
Mais nous savons aujourd'hui que leur auteur était démesurément blessé. Et dès ce temps de 1883, alors que la campagne normande souriait au soleil, de sa gouaille, de sa verdure, et de ses femmes.»

Guy de Maupassant décédera dix années plus tard, exactement, de ses excès, de la maladie terrible en ces temps-là qui le dévora de l'intérieur (la syphilis), des drogues qui lui permirent, un temps, de moins souffrir mais qui l'emmenèrent, plus vite encore, au seuil de la folie et de la mort. Bien qu'il n'y ait encore que très peu de cette fin terrible dans ces magnifiques Contes de la Bécasse, on en pressent toutefois l'assurance future à travers ce regard aussi souvent cru que cruel à l'égard de ses contemporains - ce qui n'empêche pas une certaine manière de tendresse pour ses personnages de papier, croqués en quelques traits de plume, à l'instar des impressionnistes, alors en devenir, qui peignirent de quelques coups de pinceau plus vifs suggestifs qu'exacts l'intériorité de leurs modèles, bien plus assurément que ne le purent faire les peintres académiques de ces mêmes années. Qu'il évoque la lâcheté, l'avarice, la bêtise, la peur, la rancune, la guerre (les deux nouvelles, un peu "hors-champ" qui traitent de la guerre de 1870, qui marquera tant l'auteur, sont de pures merveilles), la jalousie, la mort, l'ingratitude : Maupassant voit toujours juste qui manie cette ironie froide d'avec un pessimisme tour à tour jovial, satyrique ou glaçant, presque toujours emprunt de fatalité mais sans jamais en faire une critique sociale dogmatique ni une quelconque dissertation à l'usage de la moindre idéologie. Ses personnages, les milieux sociaux évoqués sont d'ailleurs trop divers et antagonistes, viennent de trop d'horizons dissemblables, pour pouvoir servir le moindre discours clé en main. Un siècle et demi plus loin, le lecteur savoure à l'envie cette voix unique, cette vivacité faite phrase, cet incroyable chasse à l'humanité - celle qui l'entourait tout autant que la sienne propre - qui fait de Guy de Maupassant l'un des plus grands nouvellistes que la littérature a jamais portée au pinacle, l'un des plus justes croqueurs d'âme et de chair qui fût.
Une fois n'est pas coutume : quelques trente années après une première découverte, votre humble chroniqueur en redemande !
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