Quelques remarques à propos d'
Idiotie, de
Pierre Guyotat.
On en sort évidemment assez bouleversé. Mais quel genre de torsion, de défiguration, de trouble ce livre fait-il subir à la langue, et à la syntaxe en particulier ? Tout au présent, l'élision des articles ou d'autres mots habituels de liaison, les incises prolongées, parfois, qui développent une image, une idée, à l'intérieur d'une phrase ou d'une séquence, pour en rattraper le début beaucoup plus loin, quand on a presqu'oublié l'amorce, voilà quelques-uns des outils de sabotage employés. Il en résulte un style heurté, chaotique, presque désarticulé, haletant, mais puissamment visionnaire, grâce à une accumulation, une juxtaposition de substantifs, et parfois d'adjectifs qui les déterminent, produisant à la fois un effet de brouillage de ce qui se passe, et une intensification des visions, un creusement, un approfondissement des sensations, qui les font saillir dans une succession d'éclats, d'arrêts sur image, si bien que ces petites sensations, ces
tropismes, comme aurait dit
Nathalie Sarraute, prennent une densité considérable, obsédante, chatoyante, tout en demeurant dans l'ombre d'une indistinction, d'une incomplétude et d'un inachèvement volontairement troubles, parce qu'on les sait liés aux états survoltés du personnage focal, du « je » à travers les yeux et le corps de qui nous vivons ce qui est vécu : une errance frénétique et misérable dans le Paris d'après-guerre, suivie par un long séjour en Algérie, au coeur des absurdités de la guerre, dans la peau d'une jeune myope submergé par le désir, désirs d'amour, de sexe et de poésie mêlés, qui fusionnent en un désir d'humanité, un insatiable désir de
vivre.
« …je maintiens mon regard sur le lieu interdit (un sexe féminin que vient caresser un doigt)… mais, depuis l'
enfance je vis si intensément chaque vision, que de l'enraciner immédiatement dans une origine historique, métaphysique et de la prolonger presque simultanément dans une résolution ou une métamorphose future, je lui fais exploser son centre actuel, ainsi disparaît la vision à l'intérieur de moi, pour s'y transformer en objets de création et s'efface-t-elle de la réalité extérieure. » (
Idiotie, p.224-225)