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Lorsque j'étais au lycée, j'avais la chance d'avoir un professeur de français exceptionnel. Un extra-terrestre, un homme grand et maigre, très cultivé et d'une grande bonté. Il est décédé quelques années plus tard d'une maladie rare. Il m'a donné le goût de la littérature. Il nous avait dit une fois que la plus grande qualité, pour un homme de lettres et de culture, c'est de rendre accessible son savoir et son talent. Il ne s'agit pas de se galvauder non, mais de chercher l'universel. Non, il n'y a pas de honte à servir le partage. Il n'y a pas de honte à être intelligible. C'est le contraire que j'ai ressenti dans "idiotie". Un cuistre qui se fout de ses lecteurs en abusant du point virgule et des deux points. Guyotat est à la littérature ce que le CNRS est à l'innovation : de la recherche fondamentale, nécessaire, indispensable mais dont on peine à comprendre la finalité. Je placerai ce livre dans mon cabinet de curiosité, parmi d'autres bizarreries et je le consulterai de temps en temps, fasciné et exaspéré à la fois. Je ne peux pas m'empêcher de penser à des auteurs comme Romain Gary qui ont fait passer des messages extraordinaires par une langue novatrice et compréhensible de tous. Laissons Guyotat à son quant-à-soi lexical.
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Extrait page 11 (deux adolescents fugueurs allongés sous un pont à Paris): « le faisceau tournant d'un fanal rouge d'un bateau de tourisme retardataire nous fouaille. François garde sa bouche ouverte, le halo sur ses dents fraîches, je ferme les yeux, les rouvre : une forme a glissé derrière ma tête depuis le bas de l'arche ; je me retourne, dans le sac, me hisse, coudes au pavé, vers l'arrière : d'un tas de hardes, une main, pote, d'un bras nu marqué de cicatrices, ramène les guenilles vers le haut où ça renifle ; je suis la main vers de grosses narines retroussées où un doigt à l'ongle encrassé fouille ; plus haut, des mèches bouclées, un peu grasses, sortent des oreillettes relevées d'une casquette de surplus ; des cils aussi longs que des faux battent un haut de joue dont le rose se voit dans le halo rouge ; le doigt s'y met : des poux ?...Le corps bouge, tout entier, descend sous les hardes à nouveau dispersées, entre les relents de pisse séchée j'en flaire un de parfum, de crasse et d'autre chose que je ne connais pas : en serait-ce un de l'épanchement que quelques-uns d'entre nous, retour au pensionnat le dimanche soir, essaient de nous décrire comme issu de l'intimité, du secret des filles qu'ils se vantent d'avoir vues « culbutées » par les jeunes ouvriers dans les bals de village et de faubourgs ? de ce que, il y a trois ans, retour d'Angleterre, dans les soutes du ferry j'ai flairé au tampon de la fille endormie ?
Voilà, j'atteins la page 42, c'est toujours le même style qui me contraint à lire trois fois une phrase pour finir par penser l'avoir à peu près comprise. Cette Idiotie me rend idiot et, c'est une première, je rends les armes, j'abandonne ce livre trop intelligent pour moi.
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Pour tout vous dire, il m'a semblé avec Idiotie mener un combat au corps à corps. Ah, il m'a résisté l'animal, j'en ai lu et relu de ces phrases tarabiscotées, déchirées, heurtées, saturées de points-virgules, où grouillent verbes et substantifs au pluriel, où le présent nous jette à la figure une réalité souvent glauque, violente, où les verbes vomir et déféquer reviennent, toujours et toujours, jusqu'à la nausée, obsessionnellement. Il m'en a fallu de la volonté pour ne pas lâcher, lire (et relire!), me plonger dans un univers peuplé de désirs, de sensations, de sexualité refoulée, de souffrance, de haine, d'amour recherché, de quête de l'autre, d'errances, de peur, de conflit avec soi et les autres, de révoltes, de doutes, de tension vers l'art et la mort. Un monde d'odeurs, de souffles, de corps, de fluides où tout se sent, où tout se touche dans une sensualité parfois écoeurante mais nécessaire pour accéder à l'autre.
Pourquoi poursuivre une telle lecture ? Pour des phrases comme celle-ci : « Presque tout, je le vis comme au bord de la raison. Dans cet intervalle entre la raison et son explosion » ou comme celle-là : « Je rêve debout de pouvoir connaître tous les humains, un par un ou famille après famille, entrer dans leur vie le temps au moins d'une après-midi de petit enfant » et tant d'autres qui m'apparaissent de plus en plus nombreuses à chacune de mes lectures.
J'en ai chié avec toi - allez, c'est dit, et je reprends tes mots, sale bouquin, tu m'auras pourri des jours déjà bien sombres, tandis que la pluie triste de novembre tapait sur mes vitres ternes. Et pourtant, à chaque relecture, l'étincelle, la petite lumière, la tournure qui te saisit, le détail qui t'avais échappé et qui te touche, au coeur. La scène floue, hallucinée, rêvée ?, prend forme soudain, je trouve mes repères, j'y vois plus clair, je distingue enfin les contours, j'entre, je pénètre dans un espace empli de signes. Mais j'y entre quand même… enfin !
Parfois, je mets de côté l'animal-livre qui me résiste encore. J'essaie alors de trouver une autre porte, une autre clef. Je cherche ailleurs, écoute l'auteur causer ici et là, raconter, dire, expliquer. Je m'y fais. Je lis sa vie. le réécoute.
Et j'y retourne, à l'assaut, mieux armée, prête à en découdre, à résister à l'écoeurement : pisse, vomi, sang, sperme, vers me révulsent, ce monde violent qui gicle, éclabousse, ne retient rien me dégoûte. Néanmoins, il est, je le sais. Ce monde dont l'auteur veut faire une oeuvre d'art, ce réel qui n'a de sens que s'il devient art est là. L'auteur me le montre. Je n'y échapperai pas. « Depuis l'enfance je vis si intensément chaque vision, que de l'enraciner immédiatement dans une origine historique et de la prolonger presque simultanément dans une résolution ou une métamorphose future, je lui fais exploser son centre actuel, ainsi disparaît la vision à l'intérieur de moi, pour s'y transformer en objets de création et s'efface-t-elle de la réalité extérieure. »
Dans Idiotie, Pierre Guyotat relate, à travers des scènes qui l'ont marqué, son entrée dans l'âge adulte, entre sa dix-huitième et sa vingt-deuxième année (1958/1962) : après la mort de sa mère adorée, fuyant la figure du père, il quitte le domicile familial, erre dans Paris, dort sous les ponts (lui qui est né bourgeois et dont le père est médecin… mais, il veut « se déclasser »), mange peu ou mal, se réfugie dans quelques logements de passage, auprès d'êtres fantomatiques dont il ne semble percevoir que des fragments de corps, trouve des petits boulots pour survivre. C'est la misère. Il raconte un vol qu'il a commis chez lui et l'immense sentiment de culpabilité qui s'en est suivi (je pense soudain à Rousseau…) Puis, c'est son engagement, tête la première, dans la guerre d'Algérie - alors que son père lui avait obtenu un sursis, qu'il rejettera pour « affronter ce qu'il y a de pire » - : l'horreur de ce qu'il découvre, lui, l'anticolonialiste. Il subira une peine de trois mois de cachot au secret pour « atteinte au moral de l'armée » après que des chefs sont tombés sur certains de ses écrits - qui sont d'ailleurs lus à haute voix… j'imagine la scène !!! Il est soupçonné par l'armée de « répandre des informations vers la métropole ». «  le lieutenant récite une note où je fais état de la misère matérielle, treillis en lambeaux, saletés des corps, vermine, nourriture avariée, de camarades dans tel poste où l'un d'eux perd la raison, mitraille du haut du mirador des rebelles imaginaires... » On l'accuse d'être pornographe, lui qui est encore un pauvre puceau ayant refusé toute sorte d'amour pour garder intacte la puissance créatrice de son écriture (mais allez leur expliquer cela...) Il est interrogé, jeté au cachot et transféré dans une unité disciplinaire ... Insupportable soumission à de soi-disant « supérieurs » : « sensation de mon idiotie ici à me ressentir inférieur à qui porte galons. »
« Rumeurs, troubles, autour du camp, passages agités d'isolés noirs de soleil, d'errance, de faim de cuit, c'est de leur rumination que je ferai ma poésie future. »
Idiotie, dans sa langue brute et poétique, une langue pour laquelle il a depuis son enfance « des ambitions de renouvellement », restitue ces expériences terribles, violentes, puissantes, expériences de l'humiliation certainement à l'origine de sa création, de son écriture, seule revanche possible.
Intensif, paroxystique, d'une force rare, ce texte, de bruit et de fureur, remue aux tripes. C'est un cri puissant que je vais entendre certainement longtemps. Un grand texte, évidemment !
Lien : http://lireaulit.blogspot.fr/
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Lire Guyotat est toujours une épreuve difficile. Ce livre n'échappe pas à cette règle. On retrouve toutes les interrogations de l'auteur, et les souvenirs de ses expériences surtout militaires en Algérie. Au travers de ses traumatismes, il interpelle le lecteur pour le plonger dans la face sombre de l'humanité. Guyotat est un écorché vif de la vie. Je ne reviendrai pas sur les thèmes abordés. On les retrouve d'un livre à l'autre. Que ses livres soient difficiles à lire, c'est également connu. Il malmène le lexique et la syntaxe, ouvrant la langue à de nouveaux horizons pas toujours très explicites. Je ressors toujours abasourdi de ses oeuvres. La réalité décrite est insoutenable d'horreurs. Comme Cioran, l'humour en moins, il ne voit en l'homme que la « mauvaise graine », la graine du mal, le poison. Sous sa plume tout s'enlaidit, se tord et se noircit. J'ai lu, il n'y a pas très longtemps, un livre de Thich Nhat Hanh, où il était question d'essayer de voir l'humain, l'humanité dans ce qu'ils ont de merveilleux, pour s'en imprégner et à notre tour, produire du bien. Je me tourne de plus en plus vers cette littérature « du bien ». Pour ne pas toujours voir notre part animale, mais essayer de s'élever un peu. Ça me paraît salutaire.
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Ce roman est-il un chef d'oeuvre ? Je ne suis pas très loin de le penser. Le sujet du livre, sans doute largement autobiographique, me semble exceptionnellement intéressant. Le narrateur, qui n'est autre que P. Guyotat lui-même, évoque d'abord sa longue errance dans Paris alors qu'il était âgé de 18 ans seulement. Mais les deux derniers tiers du roman sont encore plus frappants. Ayant résilié son sursis, le narrateur est incorporé dans les troupes chargées de la répression de l'insurrection algérienne. Tout à fait hostile au colonialisme et étranger aux valeurs défendues par le pouvoir français, il est incriminé pour des tentatives de démoralisation de l'armée, enfermé au secret pendant trois mois, puis transféré dans une unité disciplinaire au moment où l'Algérie arrache son indépendance. C'est une aventure incroyable. Pour ma part, je ne connais pas un autre livre apportant un témoignage détaillé sur des militaires français personnellement engagés CONTRE la guerre d'Algérie, c'est pourquoi "Idiotie" est a priori passionnant.

Mais (il y a un MAIS) l'écriture de P. Guyotat est très déroutante. Le texte n'est pas facilement compréhensible. Que dire d'une phrase comme celle-ci, que je vais abréger (!): « sa voix de joue, sa poitrine, sa croupe, sa bonne santé, sa morale à tout va, quatrième de huit enfants - séduire les sept pour l'avoir… - sa mutilation - foetus de quel autre que l'ami ? -, son insouci des choses de l'esprit - déposant, brusque, la tasse sur le plateau du tréteau où l'ami travaille… » (p. 37) ? Outre toutes ces incises, on trouve dans le livre de trop nombreuses coquetteries avec les infinitifs, les points-virgule et les articles définis (qui sont volontairement oubliés), etc... Face à ce texte, mon impression a été souvent pénible, tout devenait flou pour moi et je perdais le fil de ce que l'auteur veut nous conter. Mais ce style un peu dingue - et même encore exagéré - prend un plus grand relief dans certaines scènes presque hallucinantes. Par exemple: l'épisode de la jeune fille muette, trouvée dans une ferme pillée, pendant que les Algériens règlent leurs comptes entre eux juste à l'indépendance du pays (égorgements, tortures, etc). Ces longs passages quasi-délirants m'ont fait une énorme impression, même si je suis loin d'avoir tout compris. Il y a sans doute du génie chez P. Guyotat, mais… il peut être considéré comme rebutant !

Dans ce roman, l'auteur esquisse une fresque historique douloureuse sur l'Algérie, mais pas que. Le narrateur est un personnage étrange, à la fois faible et fort, cultivé et pacifique mais s'affrontant aux autorités militaires, puceau et obsédé de sexe, supportant stoïquement les avanies. Les ambiances sont parfois très glauques, avec du sang, du vomi, du sperme; un des soldats a beaucoup torturé et un autre e… les animaux; quant aux officiers interrogeant le héros, ils sont croqués impitoyablement. Mais tout ça ne relève pas d'un simple naturalisme: la volonté de l'auteur est de nous plonger dans la subjectivité du personnage principal.

A travers son livre, l'écrivain donne une image atroce et fascinante de la condition humaine, dans ce qu'elle a de pire et, rarement, de meilleur. Ma lecture a été laborieuse. Ayant juste achevé le roman - à ne pas mettre entre toutes les mains - je reste perplexe et, en tout cas, estomaqué.
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Idiotie, l'idiome... Il faut l'entendre ainsi : un idiolecte (langage appartenant à une personne, à son individu profondément autre)… à travers lequel Pierre Guyotat dit sa vie, une partie du moins.
Le titre est un programme en soi et c'est la difficulté de la lecture de ce récit. Cependant et contrairement à certaines critiques formulées sur ce site, critiques que je trouve par ailleurs toutes intéressantes, ne serait-ce parce qu'elles disent le ressenti de différents lecteurs (c'est le principe !), je ne pense pas qu'il faille immédiatement chercher à saisir le sens de ces longues séquences phrastiques qui parcourent abondamment le livre. Non pas que j'aie une prédilection pour les récits abscons qui flatteraient mon égo à y trouver ce que d'autres sont incapables de voir, mais parce que le sens vient de ce souffle, de cette syntaxe « idiote », à savoir tout à fait propre à l'auteur.
J'ai donc commencé par une lecture que je qualifierais de « classique » : je lis pour comprendre ce que les mots disent. A l'épreuve de cette lecture, je ne comprenais pas ou mal le lieu de Guyotat. Alors très tôt, et à mesure que je comprenais que je n'allais rien comprendre en continuant ainsi, même si je trouvais certaines séquences très belles, j'ai opté pour un déplacement de ma lecture. J'ai décidé de me laisser prendre (sans jeu de mots, bien que le fin du récit de Guyotat soit obsessionnel à ce sujet – dénonciation de la sauvagerie-barbarie des temps de guerre, des zones de non droit... où le viol et la « misère sexuel » (j'emprunte la formule à Kamel Daoud) des soldats les emportent loin des rivages civilisés (mais sur ce point, il y aurait beaucoup à dire...)… J'ai donc décidé de me laisser prendre par le flot poétique et extrêmement décontenançant de son idiome. Et j'ai vu ! J'ai vu la beauté, complexe, certes, ardue, absconse le plus souvent, mais beauté, néanmoins, de sa langue. Et quelle force ! J'ai donc achevé le livre, malgré mes difficultés pour le dernier quart, difficultés à lire le retour d'éléments qui ont abimé mon gout pour cette prose : défécations multiples, vomissements innombrables, lèvres du sexe des femmes, leurs gorges qui se dénudent, érections malgré le café au bromure et même le vin, odeurs si bien dites qu'elles m'auront parfois écoeurée, le laid, immanquablement, et la souffrance morale, toujours.
Pierre Guyotat dit bien plus que ce que je mets dans cette critique. C'est un témoignage d'une densité et d'un réalisme (réalisme jamais incompatible avec la poésie ! ) superbes. Mais il est parfois difficile de prendre plaisir à le lire. Malgré tout, quelle langue, « tortionnée », tortionnaire… Torturée ?
Les questions qui jaillissent de cette « Idiotie » sont essentielles : que l'Occident puisse encore penser que le monde lui est offert comme une évidente marque de sa supériorité, et, par ce principe, qu'il ait asservi et asservisse encore...
Et si l'autre vivait à sa mesure et à son rythme…
Il y a bien d'autres choses à en dire, tant de choses…Je laisse la parole à mes amis passionnés de lecture, la critique en serait trop longue. Elle l'est déjà.
Bonnes innombrables lectures 2019 à tous les Babéliens!
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La récente rentrée littéraire a déversé dans le champ médiatique trop de livres inutiles, en particulier d'autobiographies fictionnelles ou hagiographiques, billets d'humeur, ou confessions par des « écrivants » pour qu'apparaisse et surnage dans l'actualité ce que l'on peut attendre de la « littérature » et qui peu ou prou émergera avec le temps et appartiendra aux classiques de notre époque. « Idiotie » de Pierre Guyotat est de ceux là

Il est possible qu'il échappe à l'attention du grand public parce que si l'auteur : Pierre Guyotat est connu, c'est souvent par sa personnalité et le caractère sulfureux et d'accès difficile de ses écrits. On se souvient en particulier de « Tombeau pour cinq cent mille soldats »(1967) et « Eden, Eden, Eden »(1970) reconnus et encensés par le milieu littéraire pour saluer une « langue » originale (Sollers, Debray, Leiris, Barthes, Foucault…),en même temps que d'autres intervenaient pour défendre son propos face à une polémique qui avait conduit pour « Eden » à l'interdiction de publicité et de vente aux mineurs , avant même que « Prostitution » et « Progénitures »(2000) ne viennent à nouveau bousculer, le long fleuve tranquille de la littérature, par le style et l'obscénité (au sens étymologique du terme) des descriptions.

« Idiotie »participe à une autre ligne d'ouvrages : des récits au présent de fragments de vie : « Coma »,(2000), « Formation » (2007), « Arrière Fond » (2010), récits d'apprentissage (de transformation) de celui qui très tôt, né en Province dans un milieu bourgeois, s'était reconnu poète . « Idiotie » est la suite des deux derniers et couvre ici l'entrée dans l'âge adulte, de 18 à 22 ans, de 1958 à 1962. Il a actuellement 76 ans. Il ne s'agit pas d'une biographie, encore moins de souvenirs, mais de la suite de scènes marquantes, d'un corps à corps littéraire revécu en direct comme pourrait le faire le cinéma, sous réserve qu'il puisse traduire aussi bien l'hyperesthésie du narrateur où tous les sens sont en éveil (l'odorat, la vue bien sûr : à la fois voyant et voyeur, l'audition : bruit et fureur racontés par un idiot ,c'est-à-dire un singulier selon l'étymologie : « idiot, simple ,particulier, unique, toute chose, toute personne sont ainsi idiotes, dès qu'elles n'existent qu'en elles-mêmes »). Une alchimie des sens…Des mots au service des images fortes, saturées, (« les mots sont déjà dans le noir interne de ma tête, quand se ferment les yeux. Je ressens que j'y trouve le moyen de vivre et déjà de dominer la vie et le monde »). Des mots servis avec un rythme saccadé, en staccato, entrainant le lecteur à la fin de longues phrases marquées par une ponctuation originale, avec scansion par des points-virgules. Une langue orale qui pourrait être déclamée, proférée,comme l'ont fait pour d'autres ouvrages l'auteur lui-même, Patrice Chéreau, Antoine Vitez… Une langue de « gueuloir », où la musique des mots s'allie à la force des images. Mais une langue directement accessible, une langue « normative » (pour reprendre les termes de Guyotat, qui porte les traces sans en avoir la difficulté d'accès de la langue originale d'autres ouvrages .On conseille au lecteur encore hésitant de lire les deux dernières pages qui donnent un bon exemple du style.)

Le livre a deux parties d'inégale importance. La première est le récit de la fugue à Paris à 18 ans, après neuf ans de pensionnat où il se retrouve sans toit et tiraillé par la faim, sous le pont de l'Alma, en proximité des prostituées, en proie à des visions obscènes qui évoquent les tentations de Saint Antoine telles que les a évoquées Flaubert. Quête d'humanité dans un monde hostile, nourri de l'affection d'une mère trop tôt disparue et de la bouche de laquelle il a appris « les dogmes et les mystères chrétiens », et en marche vers le père, « prêt à en découdre mais avec quelle force de chair renouvelée… » La deuxième partie plus étoffée est le récit de son engagement en 1961, dans la guerre d'Algérie, rompant volontairement le sursis, long cri anticolonialiste, en proie aux horreurs d'une guerre fratricide, en echo du « Tombeau pour cinq cent mille soldats ». Il sera arrêté par la police militaire pour des notes subversives, et ce que l'on apprendra sur lui à travers le roman qui vient d'être publié. Il sera emprisonné trois mois. Cette seconde partie est très fluide et comporte des séances assez cocasses comme le décryptage de ses écrits par un gradé…

Au total, une chance d'aborder une écriture qui devrait compter dans l'histoire de la littérature. Un récit au plus près des sensations : « Abattre mon je, vivre sans retenue, les seuls sens, animal. Exister sans être.»

Hugues Rousset
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C'est un récit initiatique du passage à l'âge adulte. L'auteur se raconte, et certaines pages sont stupéfiantes.
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Dans la 4ème de couverture, Guyotat résume le contenu de cette autobiographie sur ses années de formation ( 18/22ans). Marqué par la mort de la mère, l'autoritarisme du père, l'éducation catholique, il fuit un sentiment profond de culpabilité pour s'émanciper. Paris sous les ponts puis soldat en Algérie. Apprentissage de la violence, fantasmes sexuels et acuité de tous les sens : l'auteur raconte son entrée dans la vie d'adulte et en poésie.
Lecture exigeante ( syntaxe, images ) qui montre la nécessité de la littérature pour sublimer la réalité sordide.
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PIERRE GUYOTAT a la réputation d'être un auteur difficile, très intellectuel : l'on se souvient de vagues rumeurs de scandale, d'un livre plus ou moins censuré, du temps de la guerre du Viêt-Nam, ou d'Algérie, de couvertures d'Art Press, cette revue en noir et blanc, que l'on n'a jamais osé prendre entre ses mains, de peur de passer pour un obsédé (il faut dire qu'elle se trouvait tout au fond du rayon "Pour adultes", aux côtés de "Ma femme s... des k...s" ou "La Brouette tonkinoise, le retour")...

ALORS, quid du prix Médicis ? L'auteur s'est peut-être calmé depuis la fin de la guerre d'Algérie, ou du Viêt-Nam, c'est peut-être le moment de laisser les idées reçues de côté, et d'enfin briller en société...

BON, un peu de pédagogie ne faisant jamais de mal, résumons-nous, afin de lever un malentendu : on peut classer les écrits de Pierre Guyotat en trois catégories, selon qu'ils sont plus ou moins accessibles au lecteur moyen. Idiotie, le dernier sorti, et celui qui vous permettra, grâce au Prix Méd, un coup d'oeil sur un auteur que vous n'auriez autrement pas eu l'idée d'aborder, Idiotie, donc, se classe PARMI LES PLUS FACILES à LIRE.

C'EST là que j'en viens à faire ce qu'aucun lecteur babeliovien n'a eu le courage de faire avant moi (vous comprendrez vite pourquoi) : vous copier quelques lignes d'un texte vraiment DIFFICILE, voire ILLISIBLE :

bacs-flancs marins, lit-clos, ridell', banquett' renvarsées betailliar' o s'alit', epigastr' creusé, sos poids faç' o pil' accompagnateur, creniar' noée crân' ras crim' tatoes plis nuq' cul-d'-jatt' o manchot o muet qu'ac lavr' estafilées, au lever d'son sommeil raspiré sanies Yatchenko, poang à gorj' prostetué, lui tariff' tros appendiç ecrasés à mat'lots, soutiers o chauffeurs, bargers, vachers, lads qu' fessa dechaussés, dechaînettés batt't leur sauç' en sa gueul' liserée d'auror' egeenn' o atlassiann' o cappadoçiann' o edem à son tro edem d'pre-nuit baltiqu' o vosgiann' [...] Oldsmobil', DeSoto, multispir' or yacht, haut' lain' sapt plaç' mâl' sapt femmell', divan bar minijet o Q. G. o dja achiaté, espèc', chèqu, titr', viager, abouicqué, des fois dja qu'tiant ses sapt plaies sos sparadrap lessivé o en attent' d' reglement, desap' son tyrolian à distanç' d'son noveau propriétar'... (Le Livre, p. 19)

VOUS VOYEZ, quand on parle d'un auteur difficile...

RESUMONS-nous, donc : l'oeuvre de Guyotat, inclassable, peut être classée telle que :
TEXTES tout à fait (sic) accessibles : les deux récits fondateurs que sont Tombeau pour 500 000 soldats et Eden, Eden, Eden; puis des textes à caractère autobiographique comme Coma, Formation, Idiotie; enfin des essais, la plupart sous forme d'entretiens, comme Explications ou Humains par hasard.
TEXTES "monstrueux" comme Prostitution, le Livre et Progéniture.
TEXTES de l'entre-deux : Joyeux animaux de la misère et Par la main dans les Enfers.

TERMINONS par une petite mise au point : Guyotat est un auteur contemporain qui vit de manière totalement imbriquée les éléments autobiographiques et textuels. Pour lui, chaque nouvelle expérience d'écriture est une aventure folle qui engage sa santé mentale, et même physique, voire sa vie elle-même : le Livre a été écrit alors que l'auteur vivait dans un camping-car été comme hiver, se nourrissant d'une boîte de petits pois en conserve par jour, et terminant dans le coma.
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