Grâce à la librairie Gallimard, nous connaissions déjà par des traductions deux livres de
Dashiell Hammett :
la Clé de verre (The Glass Key) et
la Moisson rouge (Red Harvest). Nous en avons ici-même indiqué les mérites. Grâce à The Albatross Continental Library, qui fait concurrence à Tauchnitz, nous avons maintenant à notre disposition le texte anglais d'un troisième livre du même auteur pour le prix relativement modique de 12 fr. Il n'est pas moins remarquable que les deux autres. Sans doute The Maltese Falcon [le Faucon maltais] est un livre de début ; cela se voit à certaines gaucheries dans le récit et dans les descriptions mais peut-être à cause de cette gaucherie même, le roman semble encore plus près de la vie, de la cynique et brutale réalité américaine, que les deux autres. On nous épargne le dénouement conventionnel et postiche rajouté à
la Clé de verre et la moralité factice de Red Harvest, où les différentes bandes, en se détruisant les unes les autres, semblent faire triompher une sorte de justice distributive. Dans
le Faucon de Malte, tout le monde est immoral, crûment, froidement immoral. Une seule chose compte : l'argent, les dollars. le détective lui-même, Spade, le héros du récit, ne vaut pas mieux que les autres, les criminels qu'il poursuit. D'ailleurs il le sait et ne s'en cache pas. Il n'a aucune illusion, ni sur lui-même, ni sur la justice au nom de laquelle il travaille, ni sur la police officielle, ni sur ses propres collaborateurs. Son associé, Miles Archer ayant été tué au début (c'est le premier crime) il répond à une cliente apitoyée qui s'informe si Archer était marié : « Mais oui, avec pas d'enfants et dix mille dollars d'assurance et une femme qui ne l'aimait pas. Alors, comme vous voyez, ça va. » Il est bien placé pour parler ainsi, du reste car il était l'amant d'Iva, la femme d'Archer. S'il en a du regret par la suite, c'est uniquement parce qu'Iva se conduit en véritable crampon et veut à toute force l'épouser, ce à quoi il ne tient guère. Ce Spade, rusé, méfiant et féroce, est un véritable Canaque en complet veston. Il est toujours prêt à lancer son poing dans la figure des hommes et sa main sur les fesses des femmes. Lorsque celles-ci protestent, il s'excuse en disant : « Je ne sais pas parler autrement aux femmes. Je ne sais que leur dire. » Au reste s'il est sensuel et capable de violentes flambées de désir et même de passion, Il ne perd jamais de vue ses intérêts. L'action court de mensonge en mensonge, de meurtre en meurtre et de trahison en trahison jusqu'à la scène finale, la plus cynique de toutes, et presque grandiose à force de cynisme. Il faut voir comment Spade explique à sa cliente, une belle jeune fille qui est devenue sa maîtresse, que c'est elle la criminelle, qu'il s'en est douté dès le début, et que ça ne l'a pas empêché de l'aimer, mais que leur amour ne l'empêchera pas non plus de la livrer à la police et de l'envoyer à la potence ou à la prison perpétuelle. — Bien sûr, ma chérie, lui dit il, tu es richement gentille, et je suis fou de toi, et on a couché ensemble, et tout ça, mais ça n'est pas une raison pour te laisser partir. Et il lui énumère froidement, méthodiquement, les huit bonnes raisons qu'il a de la faire condamner : d'abord, ne pas faire condamner l'assassin de son associé serait maladroit ; ça nuirait au business. Ensuite il pourrait être soupçonné de complicité, si jamais on découvrait le pot aux roses. Et puis, puisqu'elle a tué Archer, elle pourrait bien s'aviser de le tuer, lui, Spade, pour l'empêcher de parler... Et ainsi de suite. Et sa main, crispée sur l'épaule de sa partenaire pour une dernière caresse, s'ouvre pour la pousser dans les bras des policiers officiels, qui frappent à la porte... Évidemment, après ça, Spade aura des regrets, car cette Brigid était rudement gentille. Mais ce ne sera que quelques mauvaises nuits à passer. Tandis que vingt ans dans la prison de San Quentin... Comme nous voilà loin, n'est-ce pas, des détectives gentlemen et chevaleresques et des ingénues ravissantes qui savent demeurer pures au milieu des pires souillures. L'auteur, qui a été au service de l'agence Pinkerton pendant des années, sait de ce dont il parle, et ses livres resteront comme un témoignage, accusateur, impitoyable et précis sur l'Amérique de notre temps.
Régis Messac
Les Primaires, n° 42, juin 1933
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