Les fresques ambitieuses sont plutôt rares à l'heure actuelle dans la science-fiction française. C'est pourquoi la publication chez Les Moutons Électriques du dernier roman de
Julien Heylbroeck a de quoi rendre curieux. Derrière ce pavé de 450 pages impeccablement illustré par
Melchior Ascaride se cache non seulement un univers science-fictif dense et audacieux mais également une galerie de personnages illustrant parfaitement les racines rôlistes de son auteur, aussi féru d'histoire que de jeux de rôles dans la vraie vie. Bienvenue dans
Lazaret 44, un endroit où la pourriture n'est pas qu'une simple figure de style.
Les fils de la Seiche
L'auteur de
Stoner Road adopte le principe du récit choral à travers six personnages dont les points de vues se croisent et s'entrecroisent pour tisser une tapisserie narrative à la fois surprenante et familière.
En effet, si l'on pourrait penser à l'angle narratif adopté par un certain George R.
R. Martin, c'est surtout par la parenté avec des oeuvres plus inattendues que
Lazaret 44 trouve sa véritable voix.
Mais d'abord, intéressons-nous à l'univers proposé par
Julien Heylbroeck.
Nous sommes dans un coin reculé de la galaxie, plus précisément dans le système Blemmydès, et l'on débarque avec l'un des personnages principaux du récit sur une bien étrange cité : Karkasstad.
L'originalité de celle-ci ? Être entièrement contenue dans la carcasse d'une monstrueuse bête interstellaire échouée sur une planète autrefois florissante, plus précisément ici un Architeuthis (comme le calmar géant ou, plus savoureusement, comme un certain magazine de jeux de rôles).
Alors que la dépouille du léviathan spatial n'en finit pas de pourrir (et qu'elle baigne même dans un lac noir de putréfaction appelé mistelle), les hommes ont décidé de s'y établir pour en extraire tout ce qui était possible ou imaginable. Il faut dire que Karkasstad est la seule occurrence connue d'Architeuthis ayant touché terre pour y mourir. Les autres, pourtant nombreux, flottent dans l'espace infini.
Au sein de cet univers étrange dressé par
Julien Heylbroeck, de gigantesques monstres pleins de tentacules et de chitine ont surgit sans crier gare du néant avant de s'attaquer aux mondes humains…puis de mourir tout aussi subitement sans plus d'explications ! Ces deux « apocalypses » ont non seulement donné l'occasion aux hommes de développer moults cultes plus bizarres les uns que les autres (et dont ce
lui de la Seiche Immaculée ressemble à une réécriture de la Bible par
Lovecraft) mais ont aussi offert la possibilité d'exploiter de gigantesques ressources biologiques désormais en libre-service. On pense notamment au verrot, une sorte de combustible qui sert de pétrole dans l'univers de
Lazaret 44 et à une myriade d'autres substances toutes plus repoussantes les unes que les autres. Cet attrait pour les ingrédients improbables a d'ailleurs une raison d'être évidente dans l'univers de Karkasstad puisque la médecine et la science telles que nous les connaissons n'existent pas ou…de façon radicalement différente.
Julien Heylbroeck imagine en effet que les partisans de la méthode scientifique ont perdu et que l'alchimie s'est imposée dans tous les domaines, du soin à l'informatique en passant par le voyage intergalactique.
En lieu et place des médecins, ce sont des mires affublés de masques de peste que l'on retrouve dans les dispensaires tandis que les programmes alchiformatiques gère les artefacts technologiques des vaisseaux et des système planétaire. On trouve même des golems, des nefs spatiales animées par un feu-vivant et donc conscientes dont se servent certaines guildes pour parcourir l'espace. Pour peu, on pourrait presque croire que l'auteur essaye d'infiltrer de la fantasy dans la science-fiction !
Des Sanglots et du sang !
Sur ce background déjà particulièrement dense et malin, le français va donc venir construire un récit polyphonique qui croise à la fois l'enquête policière et récit social dans lequel la révolte gronde. Il est temps d'ailleurs de vous parler des personnages qui portent ce
Lazaret 44.
D'abord, on suivra le mire Otto Knaagdier qui débarque sur Karkasstad avec le lecteur en début d'ouvrage avec pour double-objectif de retrouver un ancien amour perdu et de faire des prélèvements sur les malades du Sanglot pour le compte d'une puissante guilde, Dioscoride. Par la suite, nous faisons la connaissance de Klaas Prustinnck, un des échevins (comprendre député) de la cité-carcasse qui souhaite améliorer l'ordinaire des travailleurs des puits de chair. Parmi eux, notre troisième personnage avec Kiana Wydooghe, une entrailleuse (nom donné aux personnes qui travaillent à extraire les substances précieuses de la carcasse de l'Architeuthis dans des conditions souvent épouvantables) et bientôt meneuse d'un vent de révolte parmi les populations ouvrières honteusement exploitées par une caste dirigeante menée par un autre personnage important, Serge Othonqui, gouverneur de Karkasstad et manipulateur de première. Enfin, il reste Heïlwigr Buterdroghe, dame directrice de la guilde Dioscoride qui compte bien utiliser les informations rapportées par Knaagdier pour révolutionner le voyage interstellaire (et se faire une place au soleil), et Ueman Cocatrix, pauvre citoyen touché par la terrible épidémie qui ravage la cité et qui le pousse à fuir dans le quartier le plus sinistre de Karkastaad : Coda, la ville des Boursouflés.
Arrêtons-nous d'ailleurs quelques secondes sur ces derniers termes puisqu'il faut ajouter aussi d'emblée que l'univers inventé par
Julien Heylbroeck n'est pas uniquement vérolé par des dépouilles monstrueuses surgie de nul part mais également par des épidémies à l'échelle cosmique (des « cosmodémies ») qui ravagent l'humanité. Sur Karkastaad, il s'agit du Sanglot qui transforme peu à peu les Sanglotards en Boursouflés s'ils n'en sont pas tout simplement morts auparavant. Les Boursouflés, comme leur nom l'indique, sont atteints de toutes sortes de mutations et de déformations corporelles atroces qui les transforment en monstres aux yeux du reste de la population. Il est pour coutume, lorsque l'on présente les premiers stigmates du Sanglot, de s'exiler à Coda, sorte de bidonville au pied de la cité où des légendes de cannibalisme vont bon train, ou de se livrer/d'être capturé et de finir au
Lazaret 44, une sorte d'asile terrible qui ressemble davantage à un mouroir qu'à autre chose.
Ajoutons à cela un système simple mais efficace de gouvernance où chaque côte de la cité élit un député — ou échevin — qui siège au conseil et où les classes sociales se conçoivent en fonction de la position sur le cadavre de l'Architeuthis, plus vous êtes proches des cervicales et du crâne et plus vous êtes riches, à l'inverse, les habitants des lombaires et du sacrum sont les plus miséreux.
Voilà qui termine ce tour d'horizon vous permettant de comprendre la densité de l'univers imaginé par
Julien Heylbroeck.
« Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse… »
Pourtant, aussi important soit-il, le background ne fait pas tout et il serait d'ailleurs injuste de réduire
Lazaret 44 à un simple planet-opera (qui a dit carcasse-opera ?). En effet, dès le départ, l'auteur français lance deux intrigues principales : la première porte sur l'enquête menée par Otto Knaagdier autour de la terrible épidémie de Sanglot et sur son ancien amour qui a mystérieusement disparu au sein du fameux
Lazaret 44, la seconde tourne elle autour de la situation politique et sociale de Karkasstaad et amène
Julien Heylbroeck à nous livrer sa propre version science-fictive (et fantasque) de Germinal en remplaçant les mineurs du Nord par les Entrailleurs de la Cité.
Même si l'auteur n'a pas la même prétention littéraire qu'un certain Emile, cette touche révolutionnaire est parfaitement négociée, permettant d'explorer avec brio les enjeux qui régissent ce système de cité faussement libre où la démocratie n'est qu'une illusion. On comprend rapidement que l'une des thématiques de
Lazaret 44, c'est de réfléchir sur la notion même de liberté qui nous est offerte en tant que citoyen et comment le système s'échine à nous diviser pour mieux nous garder sous contrôle (et dans la pauvreté si possible). Les arcs narratifs de Kiana et Serge seront d'ailleurs les pierres angulaires de cet affrontement qui finit forcément par dégénérer. Entre deux, l'auteur en profite toujours et encore pour étoffer son univers,
lui ajouter un sport national avec le pugilat, ou le faire fourmiller de nuisibles et autres bestioles dégoûtantes (de la tique de la taille d'un chat au boskard, une saleté à pinces que vous n'avez guère envie de rencontrer dans un puits).
Ce qui réjouit d'autant plus le lecteur, c'est l'idée singulièrement originale (et secouée) de faire de l'alchimie une discipline sérieuse et crédible…du moins dans la diégèse de
Lazaret 44. Il y a ce décalage constant entre des recettes et procédés complètement tirés par les cheveux et le sérieux papal avec lequel les personnages s'en servent au quotidien, que ce soit pour les remèdes de mire de Knaagdier ou les procédés de voyages spatiaux utilisés par Buterdroghe. Heylbroeck n'a pas son pareil pour jongler entre série B, série Z et science-fiction de premier ordre, alternant entre un humour souvent grotesque et un sense-of-wonder trempé dans le body-horror pur et dur.
À ce sujet, le roman a quelque chose de très organique qui ressemble presque à de la New Weird, et pas simplement parce qu'il se déroule dans une carcasse de calamar spatial élevé au rang de divinité défunte, mais aussi et surtout parce que l'épidémie du Sanglot ressemble à s'y méprendre à une version Lovecraftienne de notre bonne vieille peste bubonique. La différence principale ici, c'est que le bubon peut avoir deux têtes et des pinces de crabe géant. L'inventivité de
Julien Heylbroeck renvoie parfois à un autre auteur français génial publié justement chez le même éditeur en la personne de
Timothée Rey, partageant un certain goût outrancier dans l'écriture et un côté jusqu'au-boutiste qui permet de creuser toujours plus profond au sein d'un univers qui va de surprise en surprise pour le lecteur. C'est aussi, bien sûr, un hymne à la liberté des peuples, un appel à l'égalité entre les hommes et à la solidarité entre les travailleurs sans parler de jouer au-delà des apparences pour sortir par le haut de la maladie comme de la pauvreté. Sous ses allures de divertissement,
Lazaret 44 a aussi beaucoup de choses à dire sur l'humain qui
lui donne sa substance première.
Bien évidemment, l'entreprise n'est pas parfaite. On reprochera par moment à son auteur de délayer son récit ou encore le personnage de Heïlwigr Buterdroghe dont l'action, à l'écart des autres, reste plus ennuyeuse et moins utile au final. On pourrait aussi dire qu'un certain deus-ex machina permettant l'évasion de Knaagdier semble vraiment poussif…
Mais il ne faudrait pas oublier l'ambition rare et monstrueuse de ce roman qui passionne et qui, surtout, laisse d'immenses possibilités à son auteur pour le futur !
Récit-monstre où se mêle révolution, action et chair putréfiée,
Lazaret 44 offre un univers de science-fiction dense et passionnant au lecteur.
Julien Heylbroeck parvient à construire une galaxie dangereuse et impitoyable où l'alchimie prend dès les premières pages.
Lazaret 44, c'est Germinal qui rencontre Perdido Street Station avec une bonne rasade de Cthulhu pour assaisonner le tout.
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