[Je précise tout de suite : mon avis porte sur les 2 tomes en livre de poche édition 1985 (celle en vente neuf aujourd'hui), pas sur une version " abrégée", pas sur une version bd, pas sur un manga. Je trouve d'ailleurs dommage, fort dommage, que tous les avis soient ici mélangés, car on ne parle pas du tout d'objets comparables].
Je crois que ce qui est connu et - justement - célèbre sont les personnages, un peu moins l'
histoire et encore moins le livre, car ce livre est d'une certaine manière un monstre qui se mérite (en tous cas qui demande une lecture opiniâtre) - en tous cas un étrange objet littéraire - comme l'Iliade (que je n'ai guère apprécié) ou Don Quichotte (que je n'ai pas encore lu). 2000 pages ! Il en fait bien moins quand il est privé de tous ces passages - ces digressions dont Hugo s'excuse même à la fin - qu'il a ajoutés lors des reprises du projet au cours de cette vingtaine d'années où il a mis de côté puis ressorti ces pages. La durée pendant laquelle il a porté ce projet explique la nature de ce résultat complexe. Donc la légitimité de se "contenter" d'une version abrégée se pose. Hugo avait-il en tête un livre "total", une intrigue longue, complexe, où il mène le lecteur par le bout des yeux, entrelacée entre des pages d'analyse politique (Waterloo, 1830..), historico-sociales (les couvents de
Paris), des considérations écologiques et urbaines (les égouts), linguistiques (l'argot) ? Ou le livre est-il devenu ce qu'il est car il a été repris plusieurs fois ? Je penche pour cette seconde explication, ce qui atténue un peu le "génie" de Hugo. C'est d'abord de l'endurance et du travail. Sans ces passages d'érudition étalée (la reprise de notes, parfois faites par sa femme et des "copiés" d'autres ouvrages, ainsi Hugo s'est cultivé..), le livre serait le récit très bien ficelé (avec quand même des coïncidences judicieuses) d'une chute et d'une rédemption (Hugo préfère le terme expiation) au long cours, d'une fuite incessante, d'un personnage fort et touchant, croisant d'autres personnages hauts en couleurs (qu'elles soient sombres - Javert, Thénardier - ou vives - Gavroche, Enjolras..).
Sans toutes ces excroissances dont il avait déjà truffé Notre Dame de..,
les Misérables serait sans doute un roman très populaire car une aventure héroïque et mélodramatique (à la manière du Comte de Monte Cristo) et l'
histoire de la vie épique d'un personnage. Avec, c'est plus que cela. Sans doute ce qu'on appelle un livre de littérature et l'ensemble de ce qu'a publié Hugo - cet insatiable de tout, des hommes et des savoirs - constitue certainement une des
oeuvres littéraires du XIXè s des plus complètes (poésie, théâtre, romans, essais, discours, manifestes, dont on retrouve ici les formes..) et des plus importantes.
Hugo peut paraître aussi précurseur : sur les idées - que l'on cite encore si souvent 1 siècle et demi après -, sur les formes aussi. 2 exemples : le récit sur Waterloo ne me paraît pas sans rapport avec
la Route des Flandres de
Claude Simon et le monologue "délirant" de Gantaire (10 pages quand même !) est à rapprocher, avant, de
Rabelais et, après, par exemple des chants de Maldoror ou d'Ulysse de Joyce, écrit 70 ans plus tard..
Il n'est pas étonnant que le cinéma se soit emparé de ce scénario plein de rebondissements, de scènes fortes et spectaculaires et de personnages très caractérisés, et cela explique beaucoup que ceux-ci soient encore connus aujourd'hui (jusqu'à devenir des symboles de la souffrance enfantine - Cosette - de la perfidie - Thénardier - ou de l'impertinence dans la misère - Gavroche..), mais voir un film et lire un livre sont des expériences différentes, surtout avec les films qui en ont été tirés et ce livre ci, si riche et déséquilibré, qui demande temps et patience.