La pierre du remords

Il ne parlait plus beaucoup de pardon et avait cessé de s'en prendre aux femmes. Désormais, il conspuait le libertinage [...]. Il mettait en garde contre l'émancipation féminine dans tous les domaines et s'opposait farouchement aux avortements, dont le nombre était forcément en augmentation en ces temps de libération.

Marta repensa à une citation familière, en version évidemment déformée puisqu'elle était incapable de se rappeler ce genre de formules mot pour mot : "L'enfer lui-même ne saurait égaler la fureur d'une épouse trahie".

Vers minuit, la discothèque du Glumbauer était pleine à craquer, une file d'attente s'était formée dans la rue..... Valborg allait et venait entre les étages mais passait le plus clair de son temps au dernier et, même si elle avait fort à faire, elle n'avait pas tardé à remarquer l'homme qui l'observait, assis à sa table. Chaque fois qu'elle le regardait discrètement, il la fixait en hochant la tête et en lui rendant la pareille. Cet homme l'avait abordée deux semaines plus tôt en lui demandant si elle pouvait lui donner du feu. il lui avait agité sa cigarette sous le nez et elle lui avait trouvé des allumettes. Il présentait plutôt bien, poli et agréable, assez beau garçon à sa manière, brun et svelte, même si elle décelait dans son attitude quelque chose qui ne lui plaisait pas. Quelque chose dans son regard. Dans son sourire. Elle ne pouvait pas dire que c'était de la fausseté, mais ce n'était pas non plus de l'innocence. Elle avait du mal à mettre le doigt sur ce qui lui déplaisait chez lui mais il y avait un détail qui la gênait.

Konrad contemplait l’ancienne discothèque et, bientôt, une foule de souvenirs lui revint en mémoire. Il revoyait l’environnement banal aux abords de l’établissement situé à l’arrière de l’église de Frikirkja, les files d’attente interminables par une météo déchaînée et les flaques d’eau sur le parking devant l’entrée. Les chignons choucroute aussi rigides et aérés que de la barbe à papa, les jupes incroyablement courtes arrivées tout droit de Londres. Les bottes blanches à talons compensés. Il se souvenait de chevelures plus ou moins propres retombant sur les épaules, de barbes de toutes tailles et de tous styles, comme si l’amour libre naissait dans la pilosité. Il se souvenait de l’ivresse. La bouteille passait de main en main dans la file d’attente, on chantait, parfois c’était une belle soirée d’été, parfois c’était le plein hiver et on grelottait, le parking s’était changé en patinoire et la neige s’accumulait sur les vêtements.

Sa rencontre avec Valborg, leurs conversations téléphoniques, la requête désespérée qu'elle avait formulée et son refus de l'aider l'obsédaient. Il aurait très bien pu lui laisser une lueur d'espoir en lui promettant d'explorer des pistes dont elle n'avait peut-être pas entrevu l'existence. Au lieu de ça, il avait opté pour la solution la plus simple en agissant comme si le sort de cette femme ne le concernait pas. Désormais, chaque fois qu'il pensait à elle, il était rongé par le remords.

Konrad l’écoutait avec intérêt. Il avait contacté Eyglo quelques années plus tôt, après avoir découvert que leurs deux pères avaient été mêlés à une affaire d’escroquerie pendant la guerre. Ces derniers organisaient des séances de spiritisme dont les dés étaient pipés, ce qui leur avait rapporté pas mal d’argent, mais le pot aux roses avait été découvert, ils avaient mis fin à leur collaboration et ne s’étaient sans doute plus revus jusqu’au début des années 60 ou leurs routes s’étaient probablement à nouveau croisées. Konrad se demandait s’ils avaient repris leurs anciennes activités consistant à extorquer de l’argent à des personnes crédules en leur proposant des séances de voyance. Il n’en avait toutefois aucune preuve. Ni lui ni Eyglo ne disposaient d’informations solides attestant que les deux hommes s’étaient à nouveau associés. Il suffisait donc qu’un quidam leur dise qu’ils s’étaient revus pour qu’ils se mettent à explorer cette nouvelle piste, et ce, d’autant plus qu’un des deux avait été assassiné devant les abattoirs du Sudurland, rue Skulagata, et qu’on avait retrouvé le second dans le port de Sundahöfn ou il s’était noyé, sans doute de manière accidentelle. Le corps d’Engilbert, le père d’Eyglo, ne portait aucune trace de violence. Il lui arrivait d’aller d’un bateau à l’autre dans le port de Reykjavik pour quémander de l’alcool aux marins. On pensait qu’il était tombé entre la coque d’un navire et la jetée, et que la marée avait fait dériver le corps jusque vers le détroit de Sundin. Les analyses avaient révélé la présence d’un fort taux d’alcoolémie dans son sang.

Depuis un certain temps, il évitait le cœur de la ville, préférant ne pas avoir sous les yeux les affreux immeubles qu'on y avait érigés les uns après les autres, détruisant tout ce qui rappelait le Reykjavík d'autrefois. C'est palais prétentieux qui n'avaient selon lui pas leur place là ne faisaient que témoigner d'une politique urbaine désastreuse et d'une soumission aveugle au pouvoir de l'argent. Le nouveau centre-ville lui rappelait les horreurs clinquantes qui défiguraient Skuggahverfi, le quartier de son enfance, où les immeubles les plus laids d'Islande avaient été construits et formaient comme une muraille qui bouchait la vue aux charmantes petites maisons à flanc de colline.

_Si vous le souhaitez, je pourrais trouver une bonne maison pour cet enfant, avait repris sa correspondante. C'est à vous seule que revient la décision, mais nous pouvons nous arranger pour que personne n'en sache rien.

L'enfer lui-même ne saurait égaler la fureur d'une épouse trahie.

Elle lui avait parlé d’un rocher sur une montagne dans l’Ouest de l’Islande en lui disant qu'il lui arrivait de penser à cet endroit quand elle contemplait les sculptures. Konrad crut comprendre pourquoi elle l’avait mentionné quand il tomba sur un bref récit où il était question d’un rocher baptisé la Pierre du Remords sur la montagne Hofsfjall, dans la province des Dalir. L’histoire racontait qu’une jeune femme était sortie de chez elle avec son enfant nouveau-né, un aigle avait surgi et saisi le nourrisson qu’il avait emporté vers la montagne. La mère avait suivi l’oiseau jusqu’au rocher et, lorsqu’elle l’avait atteint, épuisée, elle avait découvert qu’il était maculé du sang de son enfant et elle avait sombré dans le désespoir.