Classique du
théâtre écrit par
Ionesco en 1962,
le roi se meurt est, comme beaucoup d'
oeuvres classiques, la somme d'influences et de références extrêmement variées donnant lieu à une nouvelle oeuvre originale qui transcende ses inspirations.
Le thème de la pièce, évidemment, tourne autour de la mort : le roi Béranger est sur le point de mourir ! Et visiblement, il est le seul à l'ignorer.
Toute la pièce va alors nous entraîner, ainsi que le roi du titre, dans un abîme de désespoir et de questionnements sans fin qui mèneront, finalement, au dénouement ultime qu'on nous annonce dès le titre.
Pour autant, il est bien entendu que Béranger Ier n'est qu'un roi métaphorique, dont ni le nom, ni la situation géographique du royaume ne sont évoqués à quelque moment. Et pour cause : le personnage est avant tout une marionnette qu'utilise
Ionesco pour parodier les tyrans de l'Histoire.
Lorsqu'on décrit par le menu tout ce que le roi a fait, ou pas, au cours de sa vie, on le découvre cruel, usant volontiers de la peine de mort, idiot, paresseux, amateur de bonne chaire, peu porté sur la lecture, autoritaire, ridicule au fond.
Bien sûr, il y a un peu du
Ubu roi de
Alfred Jarry dans
le roi se meurt, et c'est comme si on assistait à la veillée funèbre du roi de tous les excès tout au long de la pièce. Mais, lorsque
Ionesco décrit un monarque qui a traversé les millénaires, d'abord sur un cheval blanc, puis debout sur un tank, il apparaît que, comme souvent, ce sont les dictateurs autoritaires que tacle
Ionesco.
C'est Napoléon, c'est Mussolini, Hitler, Staline qu'il critique lorsque le Garde récite au roi toutes les prouesses technologiques de l'humanité qu'il aurait soi-disant découvertes tout seul, sorte de tirade d'éloges à l'infini digne d'un régime soviétique où trop peu de flatterie pourrait vous envoyer au goulag, tandis que comme disait
Beaumarchais, sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur.
Il les critique encore par l'accès de mégalomanie dont Béranger fait preuve lorsque, se sachant mourant, le roi souhaite survivre dans les mémoires par tous les moyens : qu'on lui érige des statues, que son image soit dans toutes les maisons, qu'on brûle des cierges à son effigie... voire même, qu'on tue tout le monde, puisque nul ne devrait avoir le droit de vivre si lui trépasse. C'est une référence quasi-explicite au culte de la personnalité que de nombreux régimes fascistes du XXème siècle avaient mis en place avec succès, et que l'auteur parodie ouvertement.
Ionesco s'inscrit en faux de tout cela en représentant le royaume de Béranger comme un territoire abandonné, rongé par les ennemis de toute part, à la dérive et sombrant progressivement dans un trou dans le sol, vidé de la plupart de ses habitants et dont les quelques restants sont devenus débiles. Une vision purement apocalyptique qui laisse paraître l'idée que se fait l'auteur d'un pays qui serait laissé aux mains d'un tel chef d'État, lui qui a fui la Roumanie lorsque l'Allemagne, puis l'URSS y ont établi leurs idéologies pendant la guerre.
Et en même temps,
le roi se meurt ne parle pas que de ça. La pièce parle d'un sujet cher à
Ionesco qui l'aura préoccupé pendant la quasi-totalité de sa vie : comment faire la paix avec l'idée de la mort, à la fois en tant que concept de la fin de sa propre existence, mais aussi en tant que point fixe dans le temps, inéluctable, avec lequel on ne peut pas négocier.
Une inquiétude quasi-universelle qui résonnera forcément avec quiconque ayant eu à faire face soit à sa propre mort, soit à celle d'autrui, ce qui rend le personnage de Béranger au fond humain dans ses préoccupations, et facilement compréhensible dans sa réaction.
En fait,
Ionesco nous montre un personnage aux prises avec les cinq étapes de son propre deuil, une liberté géniale qui nous est procurée par le
théâtre, puisqu'en général, lorsqu'on meurt, nous n'avons pas le loisir de nous y attarder tant que ça.
Déni, choc, colère, marchandage et enfin, acceptation : le roi passe par chacune d'entre elles. le personnage de Béranger se débat notamment avec la maxime latine "Mors certa, hora incerta" qui nous dit que la mort est certaine, mais l'heure où elle arrivera, elle, est inconnue. Il hurle et tente de raisonner qui veut bien l'entendre que puisqu'il est le roi, il ne mourra pas avant de l'avoir décidé, abattu cependant par la fatalité que l'évènement commence à se produire contre son gré.
Comme si
Ionesco lui répétait "Memento mori" tout du long : tu as beau être le roi, il n'y a rien, aucun pouvoir, qu'il soit politique ou technologique, qui ne te sauvera de la fin inévitable qui s'en vient. Ceci est peut-être également à mettre en parallèle avec les thérapies hormonales des années soixante qui prétendaient pouvoir repousser la mort au moyen de technologies alors "révolutionnaires", dont
Ionesco so moquerait dans cette pièce.
Peut-être Ionesco a-t-il aussi lu Heidegger, dont la mort est une thématique importante. En effet, comme ce dernier considère la mort comme la fin de l'être-au-monde, elle représente un anéantissement de celui qui meurt. Autrement dit, comme l'auraient formulé les philosophes de l'Antiquité : tant que nous sommes vivants, la Mort n'est pas là, et à l'instant où la Mort arrive, nous ne serons plus. Alors, de notre propre point de vue, qu'est-ce que mourir sinon disparaître du monde ? On pourrait aussi poser la question dans l'autre sens : qu'est-ce que mourir, sinon voir le monde disparaître devant soi ?
Et c'est cette vision qu'
Ionesco a décidé de porter sur scène, puisqu'au fur et à mesure que le Roi décline, les personnages partageant la scène avec lui disparaissent subitement, mais il l'aborde également d'un point de vue physique, le Roi chancelle et tombe à maintes reprises, ses cheveux blanchissent d'un coup, ses sens lui font défaut, il devient aveugle, même les concepts les plus simples lui sont étrangers.
C'est aussi imprégné des rituels décrits dans le
Bardo Thödol, le
livre des morts tibétains, et des coutumes roumaines ainsi que du christianisme qu'
Ionesco écrit la transition du roi vers l'autre monde. En effet,
Ionesco dépeint ici la vie comme un exil, et la mort comme un départ : après tout dans la mythologie chrétienne, la véritable patrie du croyant se situe dans l'Au-Delà, après la mort.
Or, un départ cela se prépare et c'est pourquoi dans cette pièce,
Ionesco assigne à la reine Marguerite, en fin de pièce, le rôle de guide spirituel ("lama tibétain", "la Ma"rguerite ?) qui va guider le roi par sa voix dans ses derniers moments, et couper les attaches et les chaînes spirituelles (imaginaires) qui le relient encore au monde des vivants et l'empêchent de partir en toute sérénité. Peut-être faut-il ici voir une certaine nostalgie d'Ionesco pour la ritualisation du deuil, dans un XXème siècle où les religions sont globalement en recul, où les traditions se perdent peu à peu et où, la mort devient à la fois un sujet un peu tabou et une expérience de plus en plus solitaire, pour beaucoup de gens dans l'incapacité d'être accompagnés en fin de vie.
En résumé, car cette critique est déjà bien trop longue, une pièce assez courte en un unique acte d'une seule scène mais qui recèle bien des thématiques à découvrir !