D'une certaine manière, le thème "
Nietzsche et le christianisme" est un prétexte pris par Jaspers pour appliquer à ce penseur sa conception de la façon d'aborder un philosophe et son oeuvre, idées qui sont reprises, d'une façon plus générale, dans "
Introduction à la philosophie": respect, approfondissement, imprégnation puis prise d'autonomie.
Ce qui donne, ici:
"Certes, chez
Nietzsche, les développements polémiques sont bien plus riches, et l'attaque fait bien plus de bruit; il faut pourtant chercher dans son oeuvre les phrases rares, chargées de silence, qui reviennent ça et là sous sa plume jusqu'à sa dernière année de travail.",
et
"quiconque cherche à pénétrer dans la pensée de
Nietzsche doit donc avoir en lui une voix il laquelle il puisse se fier….Se laisser séduire par
Nietzsche, accepter la sophistique de simples formules, céder aux illusions d'un faux savoir, se laisser griser par les extrêmes, s'abandonner au hasard des instincts, c'est avoir été atteint dès le début par sa malédiction.",
ou encore
"
Nietzsche paraît dire n'importe quoi, même des choses opposées et contradictoires....Tout ce qui est formulé chez
Nietzsche a pour fonction d'être illusoire, et c'est seulement en tant que totalité- présente partout et nulle part- que ce langage peut être l'expression de la vérité"
pour conclure
"On dirait que
Nietzsche se refuse. Tout dès lors dépend de nous. Seul est vrai ce qui par lui vient de nous-même."
Belle leçon d'art de penser en étudiant tout en restant libre.
Le "prétexte" pourtant n'est pas choisi par hasard car il a fourni à
Nietzsche ses formules parmi les plus mémorables, qu'évidemment, je ne rappellerai pas ici, par égard pour la thèse de Jaspers.
La méthode suivie par celui-ci est rigoureusement énoncée au début de l'essai... et respectée ensuite:
"Les grandes lignes de l'analyse critique que nous voulons entreprendre découlent de ce qui précède. Nous observerons d'abord que c'est sous l'effet d'impulsions chrétiennes que
Nietzsche mène la lutte contre le christianisme, et nous chercherons à voir jusqu'à quel point il en est conscient. Nous verrons ensuite que ces impulsions se manifestent chez lui dès le début, alors que tout contenu dogmatique a déjà disparu. le christianisme est devenu pur élan. Cela nous permet de comprendre , en troisième lieu, que le chemin de
Nietzsche, ce chemin qu'il suit en renversant toutes ses positions antérieures, devait le mener d'abord, au nihilisme. ...Ce faisant, il ne veut pas rester nihiliste, mais découvrir une source entièrement nouvelle qui permette une réaction au nihilisme. C'est devant cette nouvelle philosophie que naîtront enfin nos questions: A-t-elle encore quelque chose à faire avec la solution chrétienne? A-t-elle-même une réalité quelconque? Si oui, de quelle réalité s'agit-il?"
Merci professeur, c'est top!
Qu'apparaît-il clairement?
Que "l'histoire du christianisme est caractérisée, aux yeux de
Nietzsche, par la conquête des âmes au moyens de valeurs dénaturées dès le début".
La façon dont
Nietzsche considérait Jésus: "il était plein de respect devant la loyauté de sa règle de vie, mais en même temps, il repoussait le type d'humanité décadente dont cette règle de vie lui paraissait l'expression. Car elle signifie une autodestruction du moi."
Mais l'ambiguïté par rapport à Jésus et les contradictions de
Nietzsche sont patentes: "tantôt il le combat, tantôt il s'identifie à lui; tantôt il lui dit non, tantôt oui".
En effet: "Il [
Nietzsche] voyait en lui-même le type de la décadence. Mais cette décadence, il pensait qu'en ayant touché le fond il l'avait vaincue en lui-même grâce à une santé plus profonde."
Au-delà des impulsions-répulsions chrétiennes ressenties par
Nietzsche et l'ayant conduit au nihilisme, Jaspers discerne l'amorce d'une nouvelle philosophie : "les éléments positifs de réaction philosophique contre le nihilisme se trouvent résumés chez
Nietzsche dans les mots suivants: vie, force, volonté de puissance-surhomme-, devenir, éternel retour, Dionysos." Cette réaction agrège des lignes de force telles que "le rejet des oppositions"- ""c'est la faiblesse du nihilisme de se cantonner dans des antithèses."" , la préférence donnée à la mesure sur les extrêmes -""Dieu est une hypothèse beaucoup trop extrême"" et ""lesquels s'avéreront les plus forts? Les plus modérés, ceux qui 'ont pas d'articles de foi extrêmes"".
Au terme de l'analyse, la méthode de Jaspers semble toutefois toucher ses limites quand, alors qu'on l'imagine proche de conclure, il s'interroge encore: "Cependant, devant l'antichristianisme de
Nietzsche, se pose une question décisive: d'où lui vient cette hostilité et par quoi est-elle limitée?"…. Sans apporter de réponse.
Serait-ce un aveu d'échec?
Je ne le pense pas mais plutôt, commençant par une question et finissant par une autre, une belle illustration que ce que peut, en toute sincérité et modestie, être la philosophie.
Nota: les doubles guillemets"" indiquent Jaspers citant
Nietzsche.