Anthony Kaldellis est un historien byzantiniste connu dans l'université anglo-saxonne. Jusque-là, il avait écrit des livres sur des thèmes particuliers de sa période, comme la culture (
Hellenism in Byzantium), les institutions (The Roman Republic), la nation et ses composantes (Romanland), ou sur des auteurs particuliers comme Procope ou
Laonikos Chalkokondyles (
A new Herodotos). A la demande de son éditeur, il a bien voulu écrire et publier en 2024 une histoire générale de "Byzance", The New Roman Empire : a history or Byzantium, dont le récit commence à la fondation de Constantinople en 330 et se termine à la prise par les Turcs en 1453. Ce livre est fort précieux car il permet de suivre en continu toute l'histoire de cette ville et de cet empire, dont le public n'a en général qu'une connaissance fragmentaire : on a entendu parler de Justinien grâce aux mosaïques de Ravenne, Delacroix a peint la prise et le sac de la Ville par les Croisés en 1204, et on sait définir les "querelles byzantines". Mais on ne sait pas qu'au moment où l'Europe occidentale régressait au niveau des chefferies féodales, en Orient un état nommé Empire Romain, faisant suite à l'empire romain que nous connaissons, non seulement subsistait, mais prospérait, résistait aux invasions barbares et rendait possible la transmission de la culture antique. Cet état fut privé de sa qualité de "romain" par ces mêmes occidentaux, qui le détruisirent en 1204 et ouvrirent ainsi la voie aux invasions turques du XIV°s. Cette qualité de romain, les historiens modernes continuent de la lui dénier, par ethnocentrisme, par papisme ou, plus récemment, par islamophilie, comme on l'a vu quand
Sylvain Gouguenheim fut persécuté pour son "
Aristote au Mont Saint-Michel". C'est pourquoi tous les livres d'
Anthony Kaldellis comportent une mise au point terminologique, puisqu'il est impossible de faire l'histoire sans un vocabulaire maîtrisé et rigoureux, ni des notions claires.
En plus de remettre les choses dans une bonne perspective, l'historien a abattu un travail gigantesque de lecture, d'enquête et de synthèse pour élaborer son récit, qu'il sait mener grand train et avec talent. Les passages consacrés à la culture, à l'économie et de
la politique sont particulièrement intéressants et éclairent bien les événements, essentiellement guerriers. La géographie a voulu que cet état romain d'Orient ait sans cesse à se battre sur trois fronts, celui du Danube, celui de la Mer Egée et celui de l'Arménie, ce qui a généré à Constantinople toute une diplomatie et une curiosité pour les peuples barbares les plus lointains (Kaldellis a aussi rédigé une étude sur "Le discours ethnographique à Byzance"). Des lecteurs sur Goodreads se sont plaints de la part excessive que tient la religion dans ce livre, sans comprendre ni mesurer que ce qu'ils appellent "religion" est une dimension fondamentale de la vie des Romains d'Orient, tant spirituelle que politique. La controverse, la discussion, la polémique, qui sont le mode normal de vie politique chez ces Romains, impliquent le souci du salut
de l'âme et de l'identité terrestre que l'on se construit par la théologie. Un citoyen de Constantinople n'est pas seulement le supporter d'une équipe de chars (Bleus, Verts), il est aussi doté d'une personnalité religieuse qui le place dans une certaine communauté. C'est pourquoi la Ville ne cessa d'être agitée de querelles "religieuses" (à savoir identitaires, dogmatiques et intellectuelles), des premières définitions christologiques du IV°s aux débats sur la Lumière Incréée et sur l'Union avec Rome au XV°. Loin d'être de vaines querelles, ces questions engageaient les hommes dans ce qu'ils avaient de plus profond, chose que Kaldellis, un peu trop imprégné de laïcisme progressiste, a parfois du mal à mesurer. En Occident, la papauté se réserva la réflexion théologique, n'exigeant des fidèles que l'obéissance aveugle. L'Orient était tout autre (Ramsay
McMullen, "Voter pour définir Dieu").
L'auteur, par ailleurs, n'hésite pas à prendre parti et à intervenir dans son récit, quand il compare l'état romain dans sa communication avec le peuple et les élites, avec les autres empires, tel l'empire arabe. Sa description en termes coloniaux de l'occupation franque de la Grèce, après 1204, est très frappante. Les croisés imposent un régime féodal et des pratiques de servage et de corvée que les Romains (= les "Grecs") ne connaissaient pas. Autre exemple, il qualifie le Mont Athos de "parc à thèmes monastique", comme une espèce de Disneyland ascétique et mystique du Moyen-Age. Il ne cache pas sa sympathie pour les premiers savants qui, dès Psellos et jusqu'au XV°s, tentèrent de critiquer la domination de la culture chrétienne et son emprise absolue dans l'empire. Ces interventions d'auteur n'ont rien de gênant, car elles introduisent dans le discours historique une part de discussion et de désaccord qui est vraiment bienvenue. L'auteur évite soigneusement d'aborder le thème de la "symphonie byzantine", notion définissant les rapports entre l'église et l'état chez les historiens russes (Schmemann) : il semble, à le lire, que la question est fausse et ne se pose même pas. Donc ses prises de position sont fermes et c'est un livre d'histoire engagé. On n'en finirait pas d'énumérer les beautés de cet ouvrage, et il n'y a plus, si on sait l'anglais, qu'à s'y plonger.