Hors la loi ?

Même avec de la tendresse,, je ne pouvais pas me mettre à sa place. Suivre le chemin qui avait conduit ses parents de l’Abkhasie en guerre au pied des Alpes pontiques. Ce sentier parsemé de ronces, de cicatrices sur le corps et d’égratignures dans la tête.

Je ne connais pas assez de mots pour surprendre ceux qui expriment la crainte mais, celui qui exprime l’espérance, je l’ai noté, il est facile à retenir et à prononcer, un sésame pour le sourire : imedi, c’est celui qui le tient.

Ils pensaient qu’on faisait de la Terre une poubelle ; ils voulaient nous laisser un jardin.

Adossés à la croix qui se trouve près de la ruine, nous avons regardé ce paysage aux airs de liberté. Il faudrait pouvoir toujours courir sans entraves, aller vers ceux qu’on aime. Ne pas sentir dans son dos l’ombre de l’oppression.

La véritable bataille se jouerait ailleurs, lundi, dans un bureau où se déciderait le sort de la famille de Badri. Ses parents ont sans doute déjà vécu la scène. La liberté pendue à la bouche d’un fonctionnaire qui fait son travail, juste son travail. Si la décision était l’obligation de quitter le territoire, il la dirait sans trembler. Si elle était autre, son visage ne marquerait pas plus d’émotion. Le centre de rétention et la marche vers l’aéroport sous bonne escorte ne seront jamais pour lui et ses collègues.

Lorsque mon père s’était énervé contre les arrestations et les expulsions, il s’agissait de familles. Certaines étaient séparées, des enfants se retrouvant enfermés dans des centres de rétention. Il avait hurlé que la mode était au renvoi systématique. Qu’il ne comprenait pas que des gens sans histoires soient pris pour des malfaiteurs. Mais, à l’époque, j’écoutais toujours ça de loin. Badri n’était pas encore chez nous. Les expulsés n’avaient pas de visage.

C’est aussi une bâtisse chargée d’histoire, construite par les mains d’hommes qui, à cette époque, avaient combattu les armes à la main. Les ennemis d’alors ne portaient pas de cravates pour décider du sort des autres. Comme dans l’ancien pays des parents de Badri, la guerre avait poussé sur les routes des colonnes de réfugiés.

Je crois que j’étais devenue militante à ma façon à force de voir ce qui se passait à la maison. Les luttes, les colères de mes parents contre les gens qui nous empoisonnent, ceux qui mettent des enfants dans des avions pour les renvoyer chez eux – souvent un pays plein de dangers, de faim et de pauvreté.

À l'abri du lavoir, nous avons partagé les sandwichs confectionnés la veille dans ma chambre. Des tranches de pain épaisses, du fromage de chez nous et des tranches de jambon. De temps à autre, des cyclistes passaient, harnachés comme des coureurs du Tour de France. Mais à l'allure souvent moins fringante. Un certain Virenque avait gagné une étape sur ces routes et, depuis, beaucoup voulaient suivre sa trace. Personne n'avait oublié qu'un coureur italien était mort ce jour-là suite à une chute.

Le connaissant, à cette heure, il devait plutôt fulminer contre les gens qui nous avaient poussés à cette fugue. Lui aussi avait souvent entendu nos parents pester contre des ministres, des préfets ou la justice d’exception. Le zèle de certains policiers faisait force de loi, et l’illégalité dans laquelle certains d’entre eux agissaient également. La conclusion de l’affaire de Sivens les avait profondément marqués. Un sentiment d’incompréhension doublé d’une part d’arbitraire. Aux yeux de nos parents, mourir à 20 ans dans ces conditions n’était pas permis. Le déni et le mépris non plus.