Livre où tous les sons semblent absorbés comme lorsqu'il neige, ambiance ouatinée mais aussi douloureuse et violente.
Une belle et bouleversante rencontre entre deux êtres enfermés en eux-même qui vont se reconnaître dans ce "monde éphémère et beau" et petit à petit tenter de s'ouvrir.
Le lecteur se laisse vite gagner par cette "tristesse délicate" qui les habite et qui fait toute la beauté de ce livre poignant.
Me sont revenus au cours de cette lecture les mots de Henri Calet à la fin de son livre inachevé "Peau d'ours" : " C'est sur la peau de mon cœur que l'on trouve des rides. Je suis déjà un peu parti, absent. Faites comme si je n'étais pas là. Ma voix ne porte plus très loin.
(...) Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes."
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Une rencontre entre un homme et une femme pourrait donner lieu à une histoire somme toute banale...La sud-coréenne Han Kang parvient à en faire un roman d'une forte originalité en mettant le handicap au coeur de l'histoire.
Nous sommes en Corée. Elle a perdu sa voix subitement, une première fois à 17 ans, puis elle l'a retrouvée, mais reperdue il y a quelques mois. Dans l'intervalle, elle a eu un enfant. On ne saura rien du père inexistant. Elle vit plus que sobrement dans un petit appartement. Sa vie, monotone, c'est de marcher dans la nuit, prendre des bus pour rentrer, voir son enfant quand les institutions où il a dû être placé, vu son handicap à elle, lui en laisse le loisir. Et surtout, elle apprend le grec ancien, ce qui est fort rare en Corée, comme pour donner un sens à son existence en pointillés.
Lui est un coréen qui s'est installé quelques années en Allemagne. Il a eu des rapports difficiles avec son père aujourd'hui décédé, au contraire de sa grande proximité de coeur avec sa soeur. Rentré en Corée, l'obscurité tombe peu à peu sur sa vie, inexorable, face à une dégénérescence oculaire qui s'avance. Il est professeur de grec ancien…
Bien sûr, ils vont se rencontrer, dans ce cours où seuls quelques rares élèves se sont inscrits. Leur rencontre n'a rien à voir avec un coup de foudre...c'est tellement long déjà de se capter l'un l'autre, lorsqu'il manque un sens à chacun !
Les deux personnages sont des boules de souffrance. Le handicap dont ils souffrent les enferme sur eux-mêmes, dans leurs souvenirs névrotiques, leurs rêves et cauchemars. L'auteur nous les livre bruts, ce qui donne une sensation d'étrangeté, d'histoire décousue, sans progression. Comme s'il n'y avait pas d'issue pour eux, chacun dans leur bulle de mutisme, de secret et de pudeur.
La construction du récit rend parfaitement cette atmosphère, elle est assez complexe et déroutante, les personnages ne sont pas nommés, on parle de "la femme", alors que l'homme, au moins partiellement, se raconte, recolle ses morceaux d'existence, lorsque l'auteur le place en narrateur.
Assurément une histoire pas comme les autres, obscure comme la nuit implacable qui dévore l'existence de ces deux êtres solitaires limités par le destin. Et pourtant...lumineuse lorsqu'à la faveur d'un incident, ils vont tenter, maladroitement, à tâtons, de se lier dans une innocence presque de nouveaux nés, dans une sensibilité à part, que seuls eux-mêmes peuvent saisir, comme recroquevillés dans une petite coque de noix, ballotés sur l'océan de la vie.
Lumineux et obscur à la fois, c'est aussi le style de l'auteur, d'une puissance évocatrice et d'une beauté rares, et néanmoins sans emphase.
Je tiens à remercier chaleureusement Babelio et les éditions le Serpent à plumes pour cet envoi dans le cadre de masse critique, un peu laborieux (merci à Charlotte d'avoir persévéré !)...ça valait la peine de découvrir cet auteur-clé à la renommée aujourd'hui internationale. De quoi me donner envie, aussi, avec les écrivains japonais et plus récemment chinois, de découvrir les talents de la littérature coréenne.
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La nuit n’est pas silencieuse.
Le bruit assourdissant de l’autoroute non loin de là dessine sur les tympans de la femme des milliers de lignes comme tracées par autant de lames de patins à glace.
Le magnolia pourpre dont les pétales flétris ont commencé à tomber brille sous la lumière du lampadaire. Elle marche, se frayant un chemin à travers la sensualité des fleurs si abondantes qu’elles font fléchir les branches, à travers l’atmosphère de cette nuit de printemps dont on dirait qu’il va se dégager un parfum sucré si on l’écrase. De temps à autre, elle passe ses deux mains sur son visage alors qu’elle sait que rien ne coule sur ses joues.
Lorsqu’elle avait l’usage de la parole, il lui arrivait de fixer son interlocuteur au lieu de lui parler. Comme si elle croyait que son regard était capable de traduire parfaitement ce qu’elle voulait dire. Elle saluait, remerciait et s’excusait avec les yeux et non par la parole. Elle pensait qu’aucun contact n’était aussi immédiat ni aussi intuitif que le regard. Il s’agissait pour elle de la seule façon de communiquer sans établir un contact direct.
Elle se penche en avant.
Serre le crayon qu'elle tient dans la main.
Baisse la tête.
Les mots s'enfuient de sa main.
Les mots qui ont perdu ses lèvres,
les mots qui ont perdu les racines de ses dents et sa langue,
les mots qui ont perdu sa gorge et son souffle ne se laissent pas saisir.
Comme un fantôme sans corps, la forme ne se laisse pas toucher.
Quelque fois, elle a l’impression d’être non pas un humain mais un objet mobile, solide ou liquide. Quand elle mange du riz chaud, elle a l’impression d’être du riz. Quand elle se lave le visage à l’eau froide, elle a l’impression d’être de l’eau. En même temps, qu’elle n’est ni du riz ni de l’eau, mais une matière solide et irréductible qui refuse de se mélanger à quoi que ce soit.
Il arbore une expression particulière lorsqu'il s'adresse à quelqu'un. Son regard dit qu'il sollicite humblement l'accord de son interlocuteur, mais il est parfois imprégné d'autre chose que de la simple humilité, d'une sorte de tristesse délicate. p 90
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