AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de dourvach


« La place est encore chaude des êtres qu'il a regardé vivre. »

Telle est l'impression première – intensément lumineuse – que l'on retiendra de la lecture des pièces de Iouri Kazakov (1927-1982). « Pièces »… bien qu'il s'agisse de « nouvelles » : pièces composites ou « morceaux » épars d'un puzzle sensoriel rassemblant tout un monde cohérent au lyrisme puissant : univers extrêmement personnel évoquant pour nous – bien que moscovite dans sa genèse – le « provincialisme » cosmique – tout aussi singulièrement universel - du polonais Bruno Schulz.

Drôle de constellation qu'offre un recueil de « morceaux » (qu'on imagine soigneusement choisis) de Iouri Kazakov ! La belle couverture de Georges Lemoine réalisée pour l'édition de poche « folio » de « La belle vie » (LIOGKAIA JYZN), recueil de douze nouvelles publiées de 1957 à 1963 en Russie avant que d'être traduites en français par Lily Denis en 1964, nous le signifie avec ferveur : « La belle vie » nous parlera de nostalgies, de saisons se succédant (feuilles d'automne que fait glisser le vent devant le visage de la bien-aimée), de beauté fugitive, de pureté d'une nature vierge (taïga mythique mais aussi rivages de l'enfance s'effaçant de notre mémoire) – nature que l'on sait menacée dans son existence, de crépuscules de vies éparses à la surface de ce Grand Nord mystérieux dont l'auteur – toute sa vie littéraire durant – a été l'un des plus talentueux dévots.

(1) – « La belle vie » [1957] (pages 9-27) : est celle de Vassili Pankov, l'ingénieur-technicien nomade, monteur de chaudières de turbine, fantasque cigale dont nous suivrons les pas au long de six chapitres. Vassili se noyant d'alcools forts (dûment mérités) sitôt que le travail s'achève… tâtant les filles autant que son accordéon (toujours sans prévenir : lestement et bruyamment)… importunant tous les passagers d'un train de ses ivresses pénibles… avide de faire du bruit, d'attirer l'attention sur lui, d'« exister » pour autrui… technicien consciencieux puis fêtard sans limites, accroché à ses preuves d'existence… heureux, finalement ! Récit-trajectoire sans fin d'un feu-follet… Récit également prémonitoire si l'on songe – avec terreur et empathie – à la fin de la trajectoire existentielle de l'auteur...

(2) – « Dans le brouillard » [1957] (pages 28-35) : ou l'errance nocturne d'un mécanicien (Koudriavtsev) et d'un agronome (un de ses amis dont nous ne connaîtrons que la fonction). A l'issue de cette chasse sans un seul coup de fusil (mais en laquelle on se sera égaré bien volontiers), le brouillard du titre se dissipera, Koudriavtsev fera sortir sa femme Zoïa sur le perron de leur maison cernée par la forêt. N'ayant plus qu'à scruter avidement le ciel à son côté, sentant soudain son propre corps plus léger, le fusil sur l'épaule un peu plus froid et lourd ; attendant que le brouillard se dissipe, humant avec sa femme la réapparition espérée des étoiles – tout comme le chien reconnaît son maître.

(3) – « Martha l'ancienne » [1957] (pages 36-47) : récit « à la première personne » d'une longue cohabitation au bord de la Mer Blanche, rencontre que l'auteur scinde en quatre chapitres, comme autant de révélations successives. Un voyageur loge dans l'isba d'une très vieille femme, seule survivante du large cercle de tous les siens. le temps revient en arrière ; le narrateur découvre les photos de Martha du temps de sa jeunesse… Depuis, les ravages du temps, la dureté du climat, le poids des chagrins et des mille misères de toute une vie de plus en plus solitaire. Tout semble avoir été impitoyable à une aussi frêle existence. On se souviendra longtemps du coffre aux photos et vêtements de la vieille femme : vêtements de sa jeunesse mais aussi d'autres soigneusement pliés, qu'elle a préparés pour embellir sa dépouille mortelle, son pauvre corps tassé, déformé et flétri… On s'émerveillera des odeurs de plantes séchées et de résine : cette sorte de royauté secrète de l'isba cernée de la lumière blanche du dehors. Une des plus émouvantes évocations qui soit de ces « existences fantômes » : fantomatiques seulement d'apparence puisque nul ne semble – avant l'auteur et son extrême pudeur – y avoir prêté la moindre attention…

(4) – « La sonnerie du bréguet » [1959] (pages 48-64) : Lermontov « doit » rencontrer Pouchkine mais arrivera trop tard… Les traîneaux sillonnant les rues de Saint-Pétersbourg, passant devant le Palais d'Hiver, la forteresse Saint-Pierre Saint-Paul, la coupole et les colonnades de Saint-Isaac par un jour d' « atroce » froid hivernal… le coupé de Pouchkine passe au loin, inaccessible : le poète en descend, tenant le bras de sa femme Nathalie aux vêtements somptueux ; ils gravissent les marches de quelque palais où une réception les attend… Mikhaïl Lermontov ne peut approcher son idole. Alors, et bien que sujet d'une forte grippe, il traîne avec d'autres hussards, s'enivre et s'affaiblit davantage, ratant plusieurs fois l'occasion de parler au poète – ou du moins de s'en faire mieux connaître… Comme la bataille, la mort ou la gloire échapperont au lieutenant Drogo du « Désert des Tartares » de Dino Buzzati, Pouchkine échappera à la curiosité de Lermontov (disciple inconnu parmi d'autres) et périra en duel. Lermontov périra à son tour d'une balle tirée en plein coeur, cinq années exactement après la rencontre ratée. le « bréguet » – cette montre de poche à répétition – aura sonné bien inutilement ses « deux heures »…

(5) – « Trali-lali » [1959] (pages 65-85) : Iégor, le jeune garde-bouées du fleuve, en pince pour Aliona : il est encore jeune, certes, mais déjà un bel ivrogne… bien que ne donne tout le sel à son existence que sa passion de chanter (comme au Bolchoï) – bien sûr en duo avec Aliona en s'asseyant face à la rivière, tous deux appuyés contre le flanc d'une barque et contemplant ce qui vient. Cigale qui ne veut rien attendre d'autre et se fiche bien de voir l'hiver venir… puisque « Tout ça c'est de trali-lali », sa phrase-refrain favorite ponctuant les quatre parties de ce tendre « morceau de vie »…

(6) – « Les Kabiasses » [1960] (pages 86-102) : un authentique conte fantastique ! Ioukov, « directeur du club de Doubki » rentre de son travail au kolkhoze voisin jusqu'à Doubki par une belle nuit d'août, devenant – du moins jusqu'à sa rencontre de son camarade Popov, « du Comite régional des Komsomols » – héros involontaire d'un conte nocturne De Maupassant... C'est que le vieux Matvé l'avait pourtant bien mis en garde : " – Ce que c'est ? [...] Si tu leur tombes entre les pattes, tu verras ben ! [...] Ben, ils sont... [...] ils sont noirs. Y en a avec du vert... ". Effectivement, Ioukov finira par "les" entrapercevoir sur le toit d'un appentis... tandis que dans de grands battements d'ailes, une chouette tracera son chemin sinueux ponctué de hululements par-dessus cette interminable route de retour que doit suivre l'infortuné, survolé sans cesse par cet oiseau de malheur laissant des près blanchis de lune (sur sa gauche) pour regagner la forêt nocturne et sans limites (sur sa droite) : cette forêt qui "les" cache... le temps d'une nouvelle profondément originale par l'invention d'une poétique propre, Iouri Kazakov se montre maître d'un art fantastique étonnamment suggestif : il signe ici un "classique" moderne du genre...

(7) – « Regardez ce chien qui trotte ! » [1961] (pages 103-119) : c'est le soir et un autobus s'éloigne d'une grande ville. A son bord, un encore jeune citadin (Krymov) rêve de s'offrir trois jours et trois nuits de pêche au bord d'une rivière lointaine, aux méandres charmeurs. L'homme est mécanicien, travaillant dans une grande usine : il commence à bavarder avec sa voisine de siège - celle-ci simplement curieuse de le connaître [car parler de "femme curieuse" : pléonasme...]. Bref, ils sympathisent... Nous retrouvons ici presque la situation-point de départ du roman "Neige" d'Orhan Pamuk (bien postérieur) mais l'arrivée du printemps dans le Nord de la Russie européenne précède la neige de l'arrière-pays du Plateau Anatolien derrière les vitres du bus ou du car (embuées chez Pamuk, idéalement transparentes chez Kazakov) et la jeune citadine précède le futur voisin grincheux... le jeune homme arrivera à destination au bout d'une nuit certes sans sommeil mais aussi "de doux voisinage". Il négligera d'inviter sa voisine de se joindre à lui à l'ombre des saules où il plantera sa canadienne... Car la jeune femme descendue avec lui "pour voir", ne sera pas retenue par un geste, une parole et remontera dans l'autobus qui repart vers Pskov où elle lui a dit être attendue. Les trois jours de paradis en solitaire se passent comme prévu et l'homme subitement se rend compte du vide laissé par cette passagère qu'il a laissé repartir... ou qu'il "n'a pas su retenir". La thématique des "Belles Passantes" d'Antoine Pol, qu'immortalisa la voix de Georges Brassens fait irruption ici en point d'orgue - car l'échappée est bien de celles qu'on a laissée s'échapper par étourderie ou inconscience. Et l'on aura beau cogner - très fort et sans trêve - sur son genou dans l'autobus du retour, où soudain l'on "pleure et se lamente" en se disant bien tard : " Mais pourquoi l'avoir laissée ? ". L'un des morceaux de l'ensemble le plus profondément émouvant en sa note cathartique finale.

(8) – « Un automne, sous les chênes » [1961] (pages 120-147) : " Nous avancions sans bruit et sans une parole, comme dans un rêve blanc qui nous aurait enfin réunis." Un homme sort dans à la nuit tombante avec une lanterne : il part attendre une femme à l'un des débarcadères de l'Oka. L'une des rares nouvelles de cet ensemble (avec "L'île") témoignant d'une possibilité de bonheur conjugal. le contrepoint fulgurant des scènes de nature nocturne est offert par le souvenir douloureux d'une errance sans but du couple dans les rues glaciales, avenues bordées de réverbères et parcs déserts de Moscou (d'où l'on se fait chasser des bancs par la police municipale), lorsque les hôtels sont pleins, les taxis chers et la gare fermée... qu'il faut tout en marchant - pieds glacés et vêtements humides de sueur - attendre l'aube jusqu'au premier train du matin...

(9) – « A deux en décembre » [1962] (pages 148-163) : il l'attend à la gare, chargé de ses skis. Elle arrive. Ils prennent le train : pour jusqu'au bout de la ligne... Il est juriste, trentenaire, habite Moscou comme elle. Repense à l'Estonie où ils étaient allés ensemble. Une sorte de paradis perdu avec ses "pommes d'Antonovo à l'arôme pénétrant" qu'on a mises à mûrir partout - "sur l'appui des fenêtres, sous le lit, dans l'armoire". Il pense aussi à l'été de leurs prochaines vacances, à leur canoë et à la tente où ils dormiront. Mais les voilà déjà arrivés au bout de la ligne, ils doivent rejoindre la datcha, chaussent leurs skis, font la trace de crête en crête... mais la datcha leur paraîtra décevante à l'arrivée - "minable" : l'amour entre eux n'est-il pas en train de périr - ou même déjà éteint ?

(10) – « Adam et Eve » [1962] (pages 164-204) : un personnage fictif, profondément antipathique - le peintre Aguéiev (une sorte de clône houellebecquesque, pessimiste fort banalement autocentré, alcoolotabagique sans surprise et se considérant comme un artiste considérable, évidemment génial et précurseur, encore incompris des critiques routiniers de son temps) HANTE les 41 pages de cette traduction de la plus longue des nouvelles du recueil. Nous croyons (naïvement et jusqu'au bout) à un possible retournement final, à une quelconque - et même timide - "illumination" altruiste, à quelque bouffée d'humanisme en guise de remord... Or, il n'en sera rien. du côté de ce personnage central, la moindre parcelle d'empathie se révélera tout simplement impossible à éprouver, l'autosatisfaction perdurera ainsi que le "beaufisme" intégral (tel un "casque intégral" isolant ou réfrigérant tous ses sentiments) du Génie autoproclamé... Mais le voilà - tout en attendant à la gare la compagne qui devra le supporter durant les jours à venir - rêvant déjà de "s'envoyer la serveuse finnoise" - cette "grande serveuse rousse qui lui apporta sa vodka" - et la draguant à coup de : " Tu m'entends ? Je suis un peintre de génie, connu de l'Europe entière, tu saisis ? ". Puis la charmante Vika arrive : elle est l'une de ses conquêtes moscovites, comme les autres dûment fascinée par le peintre "à scandales". La scène donne évidemment un avant-goût de l'enfer que vivra la jeune femme (victime consentante, du moins initialement...) durant les quarante-huit heures qui suivront dans la petite ville, puis durant la traversée en bateau (où ils feront très vite "couchette à part"), puis dans l'île où ils sont censés incarner - par une discrète ironie de l'auteur - les nouveaux "Adam et Eve" : le tout sous l'oeil bienveillant et aveugle d'une hôtesse , Gardienne et patronne du minuscule hôtel situé sous l'église de l'île... Vika repartira - Dieu, merci pour elle ! - par le premier bateau, profondément flétrie par l'égoïsme de son fat compagnon (qu'elle plaçait sans doute sur quelque piédestal d' "artiste-anti-systême") et la seule survenue d'une aurore boréale réunira encore pour quelques minutes hors du temps ces deux individualités séparées jusque dans leur contemplation muette. Kazakov ne prend pas parti en distribuant quelques "bons" ou "mauvais" points à ses personnages mais les laisse vivre dans leur être profond et évoluer (ensemble puis séparés) "tels qu'il sont"... Et pour "l'artiste" Aguéiev, le spectacle de son quotidien se révèle assez édifiant... En les comparant à ce dernier, ces - tout relatifs - misanthropes que furent les peintres Turner et Van Gogh en deviennent des monstres d'humanisme et d'altruisme... même si quelque peu "difficiles à vivre" !

(11) – « L'île » [1962] (pages 205-228) : un homme de 35 ans, marié et père de deux enfants, inspecteur de son état, rencontre une jeune femme de 25 ans, responsable de la station météorologique d'une île minuscule - sur laquelle veille un phare. Ils se plaisent dès la première entrevue : celle-ci se prolonge. les mains se frôlent puis se touchent, les corps se serrent bientôt. le lieu s'y prête. L'homme doit rester une semaine entière dans l'île pour accomplir sa mission - ce qui permettrait à "leur histoire" de se développer... Un télégramme lui ordonne de prendre le shooner qui accostera dans la nuit et repartira à l'aube. le récit sans doute le plus poignant du recueil - où il nous est donné d'être heureux en un si court instant, en attendant le déchirement de la séparation. Chaque heure compte. L'aube sera limpide et la mer transparente. Depuis le rivage, un grand chien - déjà attaché à eux - les regardera se séparer en silence : l'homme se hisse lentement dans le shooner tandis que la jeune fille mutique reprend les rames de la barque...

(12) – « Je pleure et me lamente » [1963] (pages 229-246) : trois chasseurs dépareillés réunis le temps d'un crépuscule et d'une nuit : un philologue de 40 ans (un nommé Iélaguine), un garde-chasse trentenaire (Khmoline) et Vania, un gamin de quinze ans, parfait novice... Pour ce dernier, ce sera : sa première bécasse descendue puis sa première ivresse... et l'impossibilité de dormir. Sous l'effet des senteurs de gibier rôti et de l'alcool fort, le discours-titre de ce morceau final du recueil : "Je pleure et me lamente" est repris sans cesse par Iélaguine - ce philologue et maître de conférences qui "parlait de la mort, disait que cette garce d'acier viendrait un jour s'asseoir sur sa poitrine et l'étouffer et alors adieu la joie et tout le reste, que rien n'est plus torturant que la conscience de cette mort inévitable que "je ne suis que cendre et poussière, j'ai regardé dans la tombe et n'ai vu qu'ossements, ossements décharnés et j'ai dit alors : lequel est roi ou guerrier, juste ou pécheur ? Je pleure et me lamente quand je songe à la mort et que je vois, gisant dans sa sépulture, notre beauté créée à l'image et à la ressemblance divines, devenue hideuse, sans gloire et sans apparences !"

Mais ne point oublier de remercier ici nos très chers "camarades" précurseurs : Nastasia-B l'initiatrice puis Bookycooky et enfin andman qui ont contribué COURAGEUSEMENT à nous faire découvrir cet auteur immense en notre petit pays "accro" à tant de mornes sous-houellebecqueries bien surlignées pour les mal-comprenants, pays où l'on voit aussi - hélas ! - tant d'autres "chers camarades" Babeliotes se précipiter grégairement D'ABORD sur "LE" dernier-machin-NON-littéraire-bien-voyant-mais-dont-on-parle (les déballages de Mme Trierweiler ou les dernières Cinquante Nuances de Beauf'eries)... et négliger, voire oublier peu à peu ce que l'on nommait il y a peu "art littéraire" : devenu phénomène de plus en plus minoritaire... "matière noire" de plus en plus étouffée, discrète et inaperçue...
Lien : http://www.regardsfeeriques...
Commenter  J’apprécie          252



Ont apprécié cette critique (20)voir plus




{* *}