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Citations sur Meurtre au marché des forgerons (12)

Il faisait chaud. L'eau bouillait à grand bruit dans le samovar. Et le marécage bouillonnait très fort, lui aussi, au point que le sol semblait trembler. Moustafa Bey n'était pas accoutumé à tout ce qui l'entourait. Il ne remarquait plus l'éclat, dans le petit verre mince, du thé, d'un rouge aussi foncé que du sang de lièvre, il n'entendait plus le fracas du marécage en pleine effervescence, d'où montaient des milliers de grondements. Et sans cesse il se répétait : à force de guetter, tout mon corps n'est plus qu'un oeil.

[Yachar KEMAL/ياشار كمال , "Meurtre au marché des forgerons" / "Demirciler çarşısı cinayeti", Istanbul, 1973 — traduit du turc par Münevver Andaç, éditions Gallimard (Paris), 1981 — chapitre 31, page 376 en coll. de poche "folio"]
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Moustafa bey se leva, il s'étira, puis ramassa sa carabine et retourna à la roselière. Il se laissa tomber sur le kilim, à l'ombre d'un figuier. Il s'étendit sur le dos, près du samovar, la tête posée sur une besace, les genoux dressés.
Un papillon orangé, grand comme la main, tournait à toute allure autour des hampes de roseaux. Il vola un bon moment d'une hampe à l'autre, puis vint se poser sur l'une des fleurs mauves d'un gattilier, et se mit à frotter de ses pattes sa tête, ses yeux immenses. Moustafa bey ne le quittait pas du regard.

[Yachar KEMAL/ياشار كمال , "Meurtre au marché des forgerons" / "Demirciler çarşısı cinayeti", 1973 — traduit du turc par Münevver Andaç pour les éditions Gallimard (Paris), 1981 — chapitre 31, page 380 en coll. de poche "folio"]
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« Ils sont montés sur ces beaux chevaux, tous ces gens si bons, et ils s'en sont allés... »
Derviche bey se répétait sans cesse la même complainte. Une complainte vieille de tant d'années, lointaine, lente. Et tentant de revivre le rêve magique qu'il avait vécu tant d'années plus tôt, il répétait sans cesse : ces braves gens, ces gens si bons...
Il pleuvait. La pluie était jaune. Sans un éclair, sans un coup de tonnerre, rien que de l'eau qui tombait sans répit, toujours avec la même intensité, ininterrompue, une pluie compacte, lumineuse, jaune.

[Yachar KEMAL/ياشار كمال , "Meurtre au marché des forgerons" / "Demirciler çarşısı cinayeti", 1973 — traduit du turc par Münevver Andaç pour les éditions Gallimard (Paris), 1981 — chapitre 1, page 7 en coll. de poche "folio"]
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Mais ce qu'ils faisaient là, à présent... Tuer des chevaux, mettre le feu aux récoltes et aux maisons, assassiner des journaliers... Comme leur attitude avait changé avec les années... Bien sûr, c'était une question de vie ou de mort... Celui qui tuerait le premier sortirait vainqueur de ce jeu terrible. Un jeu qui avait duré cent, deux cent cinquante ans peut-être et qui touchait à sa fin. Ou Moustapha, ou Derviche, l'un d'eux serait tué et l'autre pourrait mourir de sa belle mort. Ni Moustapha, ni Derviche ne pouvaient compter sur leurs enfants, leurs fils riaient sous cape de ce jeu de mort, parfois ils s'en moquaient ouvertement.

[Yachar KEMAL/ياشار كمال , "Meurtre au marché des forgerons" / "Demirciler çarşısı cinayeti", 1973 ‒ traduit du turc en français par Münevver Andaç, éditions Gallimard (Paris), 1981 : chapitre 24, page 301 en coll. "folio"]
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– La mort ! criait-il alors en lançant au loin le miroir.
Dans la grande salle du manoir, aussi vaste qu'une place, le sol était entièrement couvert de kilims. On n'y apercevait pas le moindre bout de plancher.
La salle ressemblait à un jardin fleuri, bien entretenu, merveilleux, venu d'un univers inconnu, étrange, à l'incroyable abondance, un monde lointain, ni rêve ni réalité, situé entre la nuit et le jour. Des centaines de milliers de fleurs parsemées comme des étoiles sur un fond d'un vert étrange, jamais vu...

[Yachar KEMAL/ياشار كمال , "Meurtre au marché des forgerons" ("Demirciler çarşısı cinayeti"), 1973, traduit du turc en français par Münevver Andaç, éd. Gallimard, 1981 ‒ chapitre 1, page 22 en coll. de poche "folio"]
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Sa mère se dirigeait vers lui, desséchée, frêle, l'image même de la colère et de la haine.
— J'ai appris que tu avais tué, Moustafa. J'ai appris que tu avais égorgé trois miséreux, au lieu de Derviche ou de ses fils. Les gens, Moustafa, disent que tu n'oses pas tuer Derviche. Ils disent que tu es incapable de tuer un Sarioglou. Ils disent que, lorsque tu vois Derviche, ta main tremble si fort, mon faucon, que tu ne peux même pas tirer sur lui. S'il s'agit là de calomnies, puisse le péché en retomber sur ceux qui les répandent ! Mais dans la bourgade, on ne parle plus que de cela, mon petit, mon brave Moustafa, on dit que ta main tremble. Et que ton fusil te tombe des doigts, à force de trembler, dès que tu aperçois Derviche.
Moustafa bey se taisait. Il était incapable de redresser la tête et de regarder sa mère.
— Le cadavre de Mourtaza a pourri dans sa tombe, il est tombé en poussière. Pourtant, aucun Sarioglou ne l'a rejoint dans la mort jusqu'ici, Moustafa ! En ce moment, mon petit, dans sa tombe, les ossements de ton frère sont douloureux, ton frère qui n'a pas été vengé !
Elle avait l'air méprisant, impitoyable. ses lèvres tremblèrent, s'amincirent, ne formèrent plus qu'une ligne.
— Est-ce donc si difficile, Moustafa, de tuer un Sarioglou ? Est-ce donc si difficile ? Combien de jours, combien de mois se sont-ils écoulés depuis que Mourtaza dort sous la terre noire. J'attends, Moustafa. Je n'en ai plus pour longtemps, mon petit. Comment pourrais-je aller retrouver mon cher Mourtaza, que lui dirais-je ? Est-ce qu'il faudra que je lui dise, tu vas encore attendre sous la terre noire, Mourtaza, attendre bien longtemps, car il est très difficile de tuer un Sarioglou. Nous tuer, nous autres, c'est facile. Mais les tuer, eux, c'est difficile. Quand j'irai rejoindre Mourtaza sous la terre noire, que faudra-t-il lui dire ? Qu'en dis-tu, Moustafa ?
Elle continua à parler. Longuement. Avec tristesse et colère. Puis elle s'éloigna, le dos voûté, en se tenant les reins des deux mains.

[Yachar KEMAL/ياشار كمال , "Meurtre au marché des forgerons" / "Demirciler çarşısı cinayeti", Istanbul, 1973 — traduit du turc par Münevver Andaç, éditions Gallimard (Paris), 1981 — chapitre 24, pages 298-299 en coll. de poche "folio"]
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Ils firent descendre le mort dans la fosse creusée dans le sol gluant. [...] L'imam lut le Coran. Les hommes, mains croisés sur la poitrine, l'écoutaient en aspirant le parfum amer des myrtes. Il se remit à pleuvoir. Moustafa Bey s'écarta de la tombe, en traînant les pieds, voûté comme ployé sous le poids de ses sombres réflexions. Il ne pensait ni au mort, ni à la mort. Il n'avait qu'une idée en tête. Il pensait à Derviche Bey. Un liquide jaunâtre, tiède comme le sang, coulait sans cesse des blessures du mort. Et bientôt, la tombe en serait pleine...
« D'ici cinq jours au plus tard, Derviche bey sera tué. A tout prix. Car tout est prête pour le tuer. Tout est prêt depuis des années. »
Ce que faisait Derviche bey, sa façon de vivre, ses moindres gestes, Moustafa bey était au courant de tout. Et cela depuis qu'ils étaient tous deux des enfants. Depuis cent ans peut-être, chacune de ces deux familles savait tout ce qui concernait les membre de l'autre famille. Un ennemi ne pardonne jamais. Et personne ne peut vous connaître aussi bien que votre ennemi. Pour les Akyollous, le manoir qui se dressait sur la colline, à l'ouest des eaux du Savroune, était pareil à une sombre et terrifiante montagne de mort, qu'ils apercevaient dès qu'ils ouvraient les yeux. Et pour les habitants du manoir des Sarioglous, le manoir des Akyollous, également bâti sur un ancien tumulus, représentait la mort sombre et la peur de la mort. Aucun des Akyollous n'avait jamais pénétré dans le manoir des Sarioglous, mais ils en connaissaient le moindre détail, tout comme s'ils y étaient nés, comme s'ils y avaient grandi. Et les Sarioglous connaissaient de même le manoir des Akyollous.

[Yachar KEMAL/ياشار كمال , "Meurtre au marché des forgerons" ("Demirciler çarşısı cinayeti"), 1973, traduit du turc par Münevver Andaç pour les éditions Gallimard (Paris), 1981 ‒ chapitre 4, coll. de poche "folio", pages 85-86]
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– Livre-le nous, Derviche bey [...]. Sinon, il te faudra tous nous tuer, comme tu m'as tué, moi. Et à la fin, tu seras tué, toi aussi. Et ta dame et ta fille et ton fils et tout ce qui est issu de toi, tous seront tués. Et ton manoir sera détruit. Et un figuier poussera sur ses ruines. Un figuier immense, trois hommes n'arriveront pas à entourer son tronc de leurs bras... Rends-le nous !
Du sang jaillit de sa blessure. Il se remit soudain sur ses pieds, saisit son épée.
– Emparez-vous de lui et jetez-le dehors, ordonna Derviche bey. [...]
Ils le hissèrent sur sa selle. Son sang teignit de rouge le cheval gris.

[Yachar KEMAL/ياشار كمال , "Meurtre au marché des forgerons" ("Demirciler çarşısı cinayeti", 1973), traduit du turc par Münevver Andaç, éd. Gallimard (Paris), 1981 ‒ chapitre 1, pages 48-49 en coll. de poche "folio"]
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Les colonnes de poussière ont disparu. A présent, elles doivent voler quelque part dans la nuit. Au clair de lune, elles étincellent comme en plein jour. Et dans la pénombre, elles sont encore plus majestueuses... Mais à présent, elles sont éteintes l'une après l'autre, elles se sont retirées dans leurs tanières. Le vent ne souffle plus, pas une feuille ne bouge. Une nuit d'août, fraîche, douce comme la soie. Le ciel est lumineux, tapissé d'étoiles qui tournoient en lançant des étincelles. Elle glissent d'un bout à l'autre du ciel, par masses. Tout un fouillis d'étoiles dans le ciel...

[Yachar KEMAL/ياشار كمال , "Meurtre au marché des forgerons" ("Demirciler çarşısı cinayeti", 1973), traduit du turc par Münevver Andaç, éd. Gallimard (Paris), 1981 ‒ chapitre 1, pages 36-37 en coll. de poche "folio"]
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Dans la nuit, les sons se confondent, les voix de la nuit, des oiseaux, le bruit des tracteurs qui éventrent les jachères... La plaine scintille d'étoiles. L'odeur du mazout vient de loin, elle se mêle à celles des marais, des tiges sèches, des fleurs calcinées par le soleil, de la pluie, de la bardane.
Un vacarme inouï règne sur cette terre jusqu'au lever du soleil. Toutes les créatures ont surgi de leurs tanières. Pêle-mêle, elles mènent leur combat pour la vie. Dès que le soleil se sera levé, elles retourneront à leurs nids, à leurs antres. L'homme qui guette dans la Passe-Rouge en a du moins l'impression.
Cela dure jusqu'à l'aube. Avec l'odeur des marais au loin, des bruits bizarres lui parviennent. Le marécage bouillonne, pareil à un chaudron gigantesque oublié sur l'âtre.

[Yachar KEMAL/ياشار كمال , "Meurtre au marché des forgerons" ("Demirciler çarşısı cinayeti"), 1973, traduit du turc en français par Münevver Andaç, éd. Gallimard, 1981 ‒ chapitre 2, page 57 en coll. de poche "folio"]
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