Un monde à portée de main ——
Maylis de Kerangal——
15 janvier 2019bloglitterairedecalliopeLaisser un commentaireModifier "
Un monde à portée de main ——
Maylis de Kerangal——"
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« Paula s'avance lentement vers les plaques de marbre, pose sa main à plat sur la paroi, mais au lieu du froid glacial de la pierre, c'est le grain de la peinture qu'elle éprouve. Elle s'approche tout près, regarde: c'est bien une image. Etonnée, elle se tourne vers les boiseries et recommence, recule puis avance, touche, comme si elle jouait à faire disparaître puis à faire revenir l'illusion initiale…… Une fois parvenue devant la mésange arrêtée sur sa branche, elle s'immobilise, allonge le bras dans l'aube rose, glisse ses doigts entre les plumes de l'oiseau, et tend l'oreille dans le feuillage. »
Paula Karst se cherche. Quelques hésitations et tâtonnements, et c'est décidé, elle fera une école d'art. Entre octobre 2007 et mars 2008, elle étudie à l'institut de peinture de la rue du métal à Bruxelles. Elle y apprend la technique du trompe l'oeil. Ce monde, elle y entre comme on entre en religion. Avec Jonas et Kate, ils vont former un trio inséparable. 21 mars, c'est la remise des diplômes: réussite totale pour les trois amis, Jonas a réalisé une maille de chêne, Kate un portor; pour Paula, c'est une écaille de tortue. Dès lors, ils entrent dans la vie active et leur départ ressemble à un déchirement. Au delà du simple apprentissage technique, c'est en effet un véritable apprentissage de la vie qui s'est joué durant cette année de formation et les trois amis ressemblent au chimpanzé Wounda qui, avant d'être réintroduit « into the wild » étreint sa soignante Jane Goodal puis pénètre dans la jungle. Paula enchaîne alors les chantiers, un décor d'Anna Karénine à Moscou, une copie de la façade de la basilique Saint Pierre à Rome pour le film de Nanni Moretti, Habemus Papam.
Maylis de Kerangal s'attarde longuement sur la description de Cinecitta, sur la décadence des studios mais aussi sur les quelques pépites qu'ils cachent encore. le dernier chantier et non des moindres lui sera offert par Jonas: une réplique, un fac- similé de la grotte de Lascaux, Lascaux IV.
Maylis de Kerangal redonne ses lettres de noblesse à un genre mineur, la copie, interroge la nature de l'illusion au coeur même de la problématique artistique. Nourries par une documentation importante, servies par un vocabulaire précis, ses descriptions très techniques s'inscrivent dans la veine réaliste des romanciers du dix-neuvième mais lorsque l'illusion transcende la réalité, alors la magie opère et le matériau documentaire se transforme en matériau poétique. Ultime tour de passe-passe du trompe l'oeil, Paula se fond dans le décor qu'elle vient de peindre.
Le roman s'achève au moment même où les terroristes s'en prennent aux journalistes de
Charlie Hebdo. L'art peut-il triompher de la barbarie? Vingt mille ans après les premières peintures rupestres, une jeune femme reproduit à l'identique des desseins de cerfs, de chevaux dans une grotte factice. Mais désormais, « qui peut encore croire aux hommes? »
« Ils sont peut-être vingt, et Paula a le sentiment de les connaître tous, de retrouver sa bande, les copistes, les braqueurs de réel, les trafiquants de fiction, employés sur le fac-similé de Lascaux ….. Ils se disséminent comme des acteurs sur un plateau avant le lever de rideaux, chacun prend place dans son îlot de lumière, devant sa paroi, bientôt leur concentration commune maille entièrement l'espace et Paula y est prise, subitement euphorique. »