Pour une fois, j'ai fait les choses à l'envers.
J'avais visionné, il y a longtemps, le film d'
Alexandre Arcady diffusé en 2012. Je l'avais tellement aimé que j'ai eu l'idée, après, d'acheter le livre de
Yasmina Khadra, dont je connaissais la réputation mais dont je n'avais encore rien lu. C'est aujourd'hui une lacune réparée ! Ce livre est absolument MAGNIFIQUE et à mon sens il compte parmi les livres qu'il faut avoir lus dans une vie (et sans doute dans mon top 10 personnel).
Pourquoi un tel engouement ?
Sur le fond : car il donne à voir les réelles disparités de vécu entre les Arabes et les Européens, théoriquement tous Français, dans l'
Algérie colonisée par la France. Et ce, à partir de 1930 jusqu'à l'indépendance de l'
Algérie en 1962.
A travers l'histoire de Younès (Jonas) confié, à 9 ans, par son père à la garde de son oncle (érudit et pharmacien) pour lui permettre d'avoir une meilleure vie que celle - forcément misérable - qu'il ne pouvait que lui offrir, le lecteur découvre, d'un point de vue individuel et comme Younès en fait l'expérience, les conséquences psychologiques de l'abandon familial, la honte d'être issu du mauvais côté de la barrière, les difficultés inhérentes à la double culture : se faire accepter et reconnaître comme l'un des leurs ; choisir son camp ; oser aimer l'Autre... mais aussi le thème du secret et de la fidélité à un serment fait (peut-on être parjure pour atteindre ses objectifs ? peut-on rester "des amis pour la vie" dès lors que la vie nous malmène ?)
Au-delà, c'est aussi l'occasion de s'interroger sur le déterminisme social et sur le destin (mektoub) qu'il soit subi ou choisi.
D'un point de vue collectif, le lecteur qui ne connaît pas bien cette Histoire-là, sera aussi éclairé sur l'
Algérie coloniale, sur la façon dont s'est déroulée la guerre d'indépendance, et les conditions du départ de ceux qu'on appellera plus tard les "pieds-noirs".
Sur la forme, ce livre est vraiment magnifiquement écrit. J'avais certes entendu parler du talent de
Yasmina Khadra, mais de l'expérimenter en tant que lecteur, c'est vraiment autre chose (je crois d'ailleurs que je vais m'enquérir de ses nombreux ouvrages pour mieux connaître son oeuvre.
En effet, j'ai été bouleversée :
1/ par sa grande capacité narrative (le narrateur est Younès devenu vieux qui se retourne sur son histoire) et descriptive (les paysages, les faubourgs d'Alger, d'Oran, le village de Rio Salado, la misère, les bordels, la foule disparate ; les physionomies et traits de personnalité des différents personnages ; l'intériorité des sentiments ressentis)
2/ par son style éclatant (longues phrases qui vous embarquent ; richesse du vocabulaire et poésie du propos ; utilisation de métaphores pertinentes ; écriture vivante et particulièrement cinématographique)
3/ par le registre de langue, son érudition et l'évocation sensible de cette tranche de vie à un moment-clé de l'histoire de son pays (s'il évoque la réalité d'un racisme ordinaire et la réalité des violences commises de part et d'autre, il ne s'agit pas pour l'auteur de prendre parti, ni de militer en faveur d'un camp plutôt qu'un autre. Il donne à voir ce que Younès a vu et vécu avec ses yeux d'enfant, d'adolescent et d'adulte).
Je me suis demandé si Younès pouvait être Yasmina, si ce récit pouvait avoir une portée autobiographique, mais apparemment non puisque celui-ci est né en 1955. Il reste que cette histoire est tout à fait crédible et qu'elle peut avoir été celle, soit de l'un de ses proches, soit de l'un de ses amis.
Ce livre, particulièrement émouvant, est - au-delà du contexte politique - le réceptacle de plusieurs histoires d'amour :
- un amour viril, né de l'amitié entre quatre enfants devenus adultes (3 européens, 1 arabe dont 2 catholiques, 1 juif, 1 potentiellement musulman mais ayant plutôt grandi à l'ombre du Christ crucifié).
- des amours platoniques (ou pas) de ces jeunes enfants devenus hommes en direction de plusieurs femmes (et parfois la même). Amour interdit, inavoué, contrarié, bafoué... en tout cas, souvent destructeur dès lors qu'il brise l'amitié, la confiance en soi, des couples qui auraient pu se former.
- enfin, amour pour un pays, l'
Algérie. A travers le ressenti des personnages (notamment des Européens) on comprend mieux quel a pu être le déracinement qui a été celui des "colons" Français quand en 1962 ils ont dû partir, tant ils étaient attachés, de fait, à cette terre qui les avait vu naître.
Il n'en demeure pas moins - et c'est mon avis tout subjectif qu'il est - que le colonialisme exercé par la France en
Algérie, en faisant fi des légitimes droits de sa population arabe, ne pouvait perdurer. Les revendications des
Algériens à pouvoir être indépendants étaient légitimes. Il est dommage que les circonstances et la façon dont a été (mal) gérée cette crise au plan politique n'aient pas permis à la fois aux Arabes et aux Européens qui voulaient rester de vivre ensemble et en bonne intelligence.
Aussi, si vous ne connaissez pas Khadra, je vous recommande de commencer par ce livre. C'est une très belle histoire qui y est racontée et en plus avec une grande maestria.
Je vous recommande aussi, après l'avoir lu, de visionner le film d'
Alexandre Arcady (même titre). Ce n'est pas aussi précis que le livre, les choses ne sont pas forcément tout à fait les mêmes que dans le livre, mais l'essentiel est là et vraiment, pour l'avoir revu hier après ma lecture, c'est vraiment une adaptation réussie !
Ce que le jour doit à la nuit a obtenu en 2008 le Prix du roman France Télévision. Il a été aussi, la même année, au palmarès du meilleur livre de l'année du Magazine LIRE.