Atiq Shaukat abat sa cravache autour de lui pour se frayer un chemin dans la foule loqueteuse qui tourbillonne, telle une nuée de feuilles mortes, parmi les étals du marché. Il est en retard, mais impossible d'avancer plus vite. On se croirait dans une ruche: les coups qu'il assène à plate couture n'interpellent personne. C'est le jour du souk, et les gens sont comme dans un état second. Atiq en a la tête qui tourne. Les mendiants rappliquent des quatre coins de la ville, par vagues de plus en plus importantes, disputant les hypothétiques espaces libres aux charretiers et aux badauds. Les effluves des portefaix et les exhalations des produits avariés remplissent l'air d'une odeur épouvantable tandis qu'une chaleur implacable écrase l'esplanade. Quelques femmes fantomatiques, interdites derrière leur tchadri crasseux, s'accrochent aux passants, la main suppliante, ramassant au passage qui une pièce de monnaie, qui une imprécation.
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Avec ce voile maudit, je ne suis ni un être humain ni une bête, juste un affront ou une opprobre que l’on doit cacher telle une infirmité.
On peut tout savoir sur la vie et sur les hommes, mais que sait-on vraiment sur soi ?
Avec ce voile maudit, je ne suis ni un être humain ni une bête, juste un affront ou une opprobre que l'on doit cacher telle une infirmité.
Mohsen relâche le poignet de sa femme pour lui caresser la pommette. Son geste est affectueux ; elle s'y abandonne.
− Tu es le seul soleil qui me reste, Zunaira. Sans toi, ma nuit serait plus profonde que les ténèbres, plus froide que les tombes. Mais, pour l'amour du Seigneur, si tu trouves que je changes vis-à-vis de toi, que je deviens injuste ou méchant, dis-le moi. J'ai le sentiment que les choses m'échappent, que je ne me contrôle plus. Si je suis en train de devenir fou, aide-moi à m'en rendre compte. J'accepterais de décevoir le monde entier, mais je m'interdis de te faire du tort, ne serait-ce que par mégarde.
Zunaira perçoit nettement la détresse de son époux. Pour lui prouver qu'il n'a rien à se reprocher, elle laisse sa joue glisser dans la paume craintive.
Nous avons tous été tués, il y a si longtemps que nous l'avons oublié.
Il sort dans la rue. Une ribambelle de galopins traque un chien errant dans une chorale dissonante. Irrité par les hurlements et le remue-ménage, Atiq ramasse un caillou et le balance sur le gamin le plus proche. Ce dernier esquive le projectile et, impassible, continue de s'égosiller pour désorienter le chien visiblement à bout de force. Atiq comprend qu'il perd son temps. Les diablotins ne se disperseront pas avant d'avoir lynché le quadrupède, s'initiant ainsi, précocement, aux lynchages des hommes.
N'ayant que le malheur à partager, chacun préfère grignoter ses déconvenues dans son coin, pour ne pas avoir à s'encombrer de celles d'autrui.
Au diable vauvert, une tornade déploie sa robe à falbalas dans la danse grand-guignolesque d’une sorcière en transe ; son hystérie ne parvient même pas à épousseter les deux palmiers calcifiés dressés dans le ciel comme les bras d’un supplicié. Une chaleur caniculaire a résorbé les hypothétiques bouffées d’air que la nuit, dans la débâcle de sa retraite, avait omis d’emporter. Depuis la fin de la matinée, pas un rapace n’a rassemblé assez de motivation pour survoler ses proies. Les bergers, qui, d’habitude, poussaient leurs maigres troupeaux jusqu’au pied des collines, ont disparu. A des lieues à la ronde, hormis les quelques sentinelles tapies dans leurs miradors rudimentaires, pas âme qui vive. Un silence mortel accompagne la déréliction à perte de vue.
Les terres afghanes ne sont que champs de bataille, arènes et cimetières. Les prières s’émiettent dans la furie des mitrailles, les loups hurlent chaque soir à la mort, et le vent, lorsqu’il se lève, livre la complainte des mendiants au croassement des corbeaux.
Tout paraît embrasé, fossilisé, foudroyé par un sortilège innommable. Le racloir de l’érosion gratte, désincruste, débourre, pave le sol nécrotique, érigeant en toute impunité les stèles de sa force tranquille. Puis, sans préavis, au pied des montagnes rageusement épilées par le souffle des fournaise, surgit Kaboul... ou bien ce qu'il en reste : Une ville en état de de décomposition avancée.
Les horreurs quotidiennes s’avèrent plus fortes que l’éveil, et la déchéance humaine plus profonde que les abysses.