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Critique de Glaneurdelivres


« de l'esquisse à l'oeuvre, le chemin se fait à genoux. » (Vladimír Holan)

Milan Kundera nous a quittés en juillet 2023. Exilé en France en 1975 après avoir été censuré et exclu du Parti communiste tchécoslovaque en 1979, il est déchu de sa nationalité tchèque, qui lui sera restituée en 2019.
Il ne voulait pas considérer son séjour en France comme un exil. Il voulait s'intégrer complètement dans la société et le milieu culturel français, où il a d'ailleurs été très honoré dès le début de son exil, et a eu rapidement un succès littéraire.
Il ne voulait pas jouer sur deux plans, tchèque-français, français-tchèque.
Les textes qu'il écrira en français, Kundera refusera de les faire traduire en tchèque, au grand regret de ce lectorat pour lequel ces ouvrages resteront inaccessibles. C'est une décision qui sera très impopulaire en Tchéquie, compliquant les rapports de l'écrivain avec les milieux culturels tchèques !
Milan Jungmann, un de ses amis, qui était lui-même dissident, a dans son texte « Les paradoxes de Milan Kundera » essayé de montrer que MK a changé en France, qu'il a effacé une partie de son existence tchèque pour plaire aux Français, comme il dit, pour se montrer un homme beaucoup plus intègre que comme on le voyait en Tchécoslovaquie à l'époque. Ce texte a beaucoup blessé Kundera, qui a pu prendre connaissance de ces mots traduits en français et publiés en France dans la revue « La Nouvelle alternative ».

Si Milan Kundera a écrit ses premiers livres en tchèque, c'est à partir de 1993, qu'il utilisera exclusivement le français. Les raisons de ce changement radical de choix de langue d'écriture sont largement abordées dans ce livre, qui explique les nombreux déboires que MK a rencontrés avec les traductions qui étaient faites de ses textes, les traducteurs se permettant de réécrire pratiquement ses romans en changeant complètement son style, coupant des passages réflexifs, changeant l'ordre des parties, etc.
Par exemple, pour traduire en anglais, le traducteur, en voulant faire un bon texte anglais, s'efforçait d'oublier que le texte n'était pas le sien, tâchait de penser, de sentir, d'imaginer à sa place ! Pour se détendre, il ajoutait partout au moins un petit mot de son cru ! Il renversait systématiquement sa syntaxe !
Kundera n'était pas seulement un romancier, mais également l'auteur de nombreux textes sur l'Europe centrale et sur l'art du roman, ce qui est d'ailleurs le titre de l'un de ses essais.
La partie essayiste de son oeuvre s'intègre dans ses romans. Dans ses essais, il y a une partie de roman, et dans ses romans, il y a une partie d'essai. Ces essais sont différents articles publiés dans la presse et qu'il a réussi par la suite à rassembler et qui sont aussi des réflexions sur son propre roman.
A travers ses essais, il semble essayer de légitimer son rôle de romancier.
Les Editions Gallimard ont choisi de publier ce nouveau livre en septembre 2023, qui présente deux textes très personnels de Kundera, qui ont initialement paru dans « Le Débat », une revue intellectuelle française fondée en 1980 par l'historien Pierre Nora.
Un jour, Pierre Nora a dit à Kundera : « En relisant toutes tes traductions, il t'a fallu bien réfléchir sur chaque mot. Pourquoi n'écrirais-tu pas ton dictionnaire personnel ? Tes mots clés, tes mots pièges, tes mots d'amour ? » et cette idée l'a passionné !
Ce fut donc l'élément déclencheur qui motiva Kundera à écrire le 1er des deux textes de ce livre, intitulé « Quatre-vingt-neuf mots », publié en 1985.
Il s'agit d'un dictionnaire individuel qui exprime bien la quintessence de la personnalité de Kundera, qui était fortement attaché à l'exactitude du sens des mots, lui qui avait l'horreur de la déformation de sa pensée, de ses propos, des mots qu'il prononçait. Il avait compris que le journalisme, de nos jours, a tendance à embellir, à simplifier, à couper certains propos, et il a donc décidé à partir de ce moment de ne plus accorder d'interviews.
Pour exemple, un jour il avait été interviewé par un journaliste, et lorsqu'il a lu l'interview dans la presse, il s'est rendu compte que le journaliste avait complètement déformé ses propos et qu'il avait écrit ce qu'il pensait pouvoir mieux expliquer aux Français et faire plaire.
Alors Kundera s'est senti complètement trahi parce qu'il tenait toujours énormément à l'exactitude et à la justesse du sens des mots qu'il choisissait dans ses propos.

« Quatre-vingt-neuf mots » a été publié plusieurs fois et réécrit. C'est un texte intéressant dans lequel Kundera explique à partir de chaque notion chaque mot concret, en définissant ce que cela signifie. Il définit de nombreux mots qu'il a choisis en citant des passages de ses nombreux romans, comme par exemple pour « Être » : « La mort a un double aspect : elle est non-être. Mais elle est aussi l'être, l'être affreusement matériel du cadavre ». (Le livre du rire et de l'oubli). Et encore, pour « Trahir » : « Mais qu'est-ce que trahir ? Trahir, c'est sortir du rang. Trahir, c'est sortir du rang et partir dans l'inconnu. Sabina ne connaît rien de plus beau que de partir dans l'inconnu » (L'insoutenable Légèreté de l'être).
Pour définir un mot à sa façon, parfois MK s'attarde sur la beauté que lui évoque la sonorité du dit mot, comme pour « Oisiveté » : « La mère de tous les vices. Tant pis si, en français, la sonorité de ce mot me paraît tellement séduisante. C'est grâce à l'association co-résonnante : l'oiseau d'été de l'oisiveté. »
Et pour le mot « Sempiternel » (une de celles que j'ai aimée entre toutes) :
« Aucune autre langue ne connaît de mot comme celui-ci, si désinvolte à l'égard de l'éternité. Les associations co-résonnantes : s'apitoyer – pitre – piteux – terne – éternel ; le pitre s'apitoyant sur le si terne éternel. » !

Le 2e texte de ce livre est intitulé « Prague, poème qui disparaît ». C'est un texte très émouvant et superbe, paru en 1980. Il suffit de le lire pour comprendre ce qu'il représentait pour lui. C'est le bouillon de culture dont il sort et qui a nourri la spécificité de son oeuvre qu'il expose. C'est la richesse d'une culture née dans une « petite nation », mais dont la portée est universelle.
« Il me semble que la culture européenne connue recèle encore une autre culture inconnue, celles des petites nations aux langues bizarres, celle des Polonais, des Tchèques, des Catalans, des Danois. On suppose que les petits sont nécessairement les imitateurs des grands. C'est une illusion. Ils sont même très différents. »
On y trouve avec une nostalgie angoissée, la double condamnation de la
« civilisation soviétique » qui a étouffé et persécuté cette culture, et de l'Europe occidentale qui ne sait pas la reconnaître, ni même la connaître.
« Prague, ce centre dramatique et douloureux du destin occidental, s'éloigne lentement dans les brumes de l'Europe de l'Est à laquelle elle n'a jamais appartenu. »
Kundera ne situe pas la Tchécoslovaquie à l'est. C'est après 1 000 ans d'une histoire qui fut occidentale, que la Tchécoslovaquie est devenue, avec le fameux Coup de Prague, un pays de l'Est.
Prague a été la première ville universitaire à l'est du Rhin, ville capitale du baroque et de ses folies, qui a en 1968 vainement essayé d'occidentaliser le socialisme importé du froid.
Kundera nous peint un riche tableau de la culture tchèque avec ses hommes de lettres et ses musiciens. Il explique comment la culture tchèque a été maintes fois bafouée au cours de l'Histoire, mais que cette culture a su résister envers et contre tout et que des chocs multiples qu'elle a connus, sont nés toute une pléiade d'oeuvres, un théâtre, un cinéma, une littérature, toute une pensée, tout un humour, toute une expérience intellectuelle unique.
Quand il écrit « Prague, poème qui disparaît » en 1980, il regrette que l'Occident n'ait pas su comprendre à temps le sens de l'explosion créatrice des années 60.
« Un rideau d'incompréhension occidentale a doublé le rideau de fer soviétique. L'invasion russe de 1968 a balayé la génération des années soixante, et, avec elle, toute la culture moderne qui l'a précédée. Nos livres sont enfermés dans les mêmes caves que ceux de Franz Kafka ou des surréalistes tchèques. Les vivants rendus morts sont côte à côte avec les morts rendus doublement morts. Qu'on le comprenne enfin : ce ne sont pas seulement les droits de l'homme, la démocratie, la justice, etc., qui n'existent plus à Prague. C'est toute une grande culture qui est aujourd'hui
-comme une feuille de papier en flammes
où disparaît le poème – (Vítězslav Nezval, La Femme au pluriel.)

Ce livre est intéressant à plusieurs titres. Il est rempli de riches réflexions de l'auteur et de nombreuses citations de différents écrivains tels que Čapek, Nabokov, Faulkner, Italo Calvino, Musil, Broch, etc. Il apporte un bon éclairage sur la personnalité et le travail de Kundera, sur ses intentions, ses pensées, son caractère. Grâce à cette lecture, on comprend mieux l'homme-écrivain, qui avait besoin de se mettre à l'abri des excès de la médiatisation, pour se concentrer dans le calme sur son travail, lui qui a souvent condamné les excès des mass-médias et ne supportait pas l'irrespect.
Ce livre est certainement la meilleure des introductions à l'univers romanesque de Milan Kundera, avec son ironie ravageuse et sa subtilité de jugement.
Il est certainement un bon complément de son essai « L'art du roman », paru en 1995.
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