« … il faut raconter ce qui hante. Et les sujets des documentaires comme ceux des romans sont des paravents qui masquent nos questions irrésolues. le sujet ne se trouve, ni ne se cherche, il faut s'autoriser à l'entendre, à lui laisser donner de la voix. » Ces phrases que, dans son nouveau roman (p.320),
Lola Lafon place dans la bouche d'une professeure de cinéma, définissent sa propre exigence, elles peuvent se lire comme l'injonction à laquelle le récit de
Chavirer répond. Certains ne manqueront pas de souligner, sans doute, parmi les chroniqueurs de cette rentrée littéraire, « l'opportunisme » d'une auteure, « surfant » (pardon pour les guillemets, on se déteste soi-même à utiliser ce vocabulaire !) sur la vague #MeToo. Mais rien, dans ce texte, qui fait parfois venir les larmes aux yeux (eh oui !), ne relève de la complaisance, et l'on retrouve ici cette sensibilité profonde, ce ton souvent d'écorchée vive, cette écriture à fleur de peau, qui nous avaient tant touchés dans
La Petite Communiste qui ne souriait jamais (
Actes Sud, 2014). Avec, cette fois, un personnage moins héroïque que la gymnaste roumaine, mais une adolescente, bientôt une femme, si proche de nous, peut-être notre voisine… Dans les années 1980, Cléo a treize ans et habite avec ses parents en banlieue parisienne. Prenant des cours de danse modern jazz dans une MJC, elle rêve de faire de cette passion une carrière, quand une aubaine se présente, une certaine Cathy lui proposant d'obtenir une bourse, délivrée par une mystérieuse Fondation Galathée, pour financer ce projet. L'offre, cependant, est un leurre, un piège permettant d'attirer des jeunes filles dans un réseau de prostitution infantile. de simple victime, Cléo devient bientôt, sans l'avoir réellement voulu, rabatteuse pendant quelques mois, une expérience vécue comme une faute dont elle portera durablement l'empreinte. En 2019, trente-cinq ans après ces faits, la voici rattrapée par l'histoire, quand une enquête policière et un projet de documentaire cinématographique autour de la fameuse Fondation, font appel à témoins…
Lola Lafon évoque, avec un grand sens de la mise en scène, les différentes étapes du mécanisme pervers mis en place par les pédophiles, séduisant jusqu'aux parents pour favoriser leur aveuglément. Elle décrit également avec justesse le traumatisme vécu par les adolescentes victimes, la dépression, le renversement de la violence subie en sentiment de culpabilité. Elle donne, enfin, une vraie épaisseur au personnage de Cléo, dont le roman suit la carrière de danseuse jusqu'aux plateaux de
Drucker et aux revues parisiennes, mais aussi à Betty, l'une des victimes de son « recrutement », à Yonasz, le camarade de lycée, et son père, Serge, dont elle partagera les réflexions philosophiques, à Lara, sa colocataire, bientôt son amante, à Ossip, le médecin bienveillant, réparateur des âmes autant que des corps, à Claude l'habilleuse attentionnée, tout un petit monde de personnalités auprès desquelles elle trouvera amitié ou amour, auprès desquelles surtout elle apprendra à interroger l'antisémitisme, les préjugés de classe, le déni ou le pardon, découvrant avec le lecteur de nouveaux horizons spirituels ou politiques. Et puis, et ce n'est pas la moindre réussite de ce texte,
Lola Lafon dresse aussi, en toile de fond des scènes du roman, une formidable peinture du contexte culturel des années 80 et 90, rendant, en particulier, un bel hommage à la culture populaire, de ses chanteurs à ses animateurs télé, de Jean-Jacques Goldmann ou
Mylène Farmer à
Michel Drucker.
Chavirer… si le roman dénonce, avec juste colère, la manière dont des adultes criminels peuvent faire «
chavirer » des destins, si, répondant en écho à une remarque de Cléo à Lara – « oui, si ça ne faisait pas mal, c'était qu'on n'avait rien osé déranger » -, il touche là où ça fait mal et dérange, sur cette question ou celle du racisme, c'est aussi cette petite musique qu'il distille, avec paroles et danses, les rythmes d'une époque. Alors, laissons-nous encore
chavirer en écoutant
Lola Lafon…