Quitter
Elle me quitte. Elle me quitte si souvent que je
n’y prends plus garde, alors je m’assoie sur le rebord
de la fenêtre et je la regarde ou c’est elle qui s’assoit
et me regarde. Je ne sais pas bien laquelle quitte
l’autre.
Cela ne fait pas mal, juste une séparation
naturelle. Elle m’observe en silence, ne ressent rien,
aucune émotion. Elle n’intervient pas, regarde sans
entrer dans le scénario de ma vie. Quelque chose se
déroule mais sans elle. Elle observe moi.
Moi, c’est elle, dans l’autre ailleurs.
Escroqueviller
Le jour où il arrêta d’écrire, il s’escroquevilla à
l’intérieur de sa peau. Elle était si fine et si craquelée
qu’on devinait en filigrane les boursouflures de sang
caillé. Sans flux, tout s’éteignit.
Et la nécrose du silence remplaça ce qui n’avait
été qu’une vanité égotique.
Il n’exista plus, ni feuille ni ondes, ni papier
ciseaux caillou. Avait-il seulement existé ? Personne
ne prêta attention à son inexistence.
[…]
Piquer
J’ai répandu le grain, partagé l’eau des sources,
tendu mes mains naïves vers les oiseaux à bec. Sur
mon talon d’Achille ils ont piqué l’action. Ils ont fait
tournoyer mes verbes à la fronde, agrippés dans leurs
serres, malgré les soubresauts, avant de les lancer
dans les sens interdits.
Pourquoi s’en prendre au corps, au muscle radical,
au mouvement vital, à l’élan des lexies? L’essence
est douloureuse et les mots, orphelins, s’affaissent,
inanimés.
Au filet libellule j’ai libéré les verbes ; les ai pansés,
chéris, insufflés, déposés, sur le papier buvard, au sein
de l’écriture ; ils reprennent vigueur et impulsent ma
langue ; ils resteront encrés aux lignes du sommaire.
J’ai tissé une toile pour abriter ma plume contre
l’ingratitude des oiseaux à bec.
Effacer
Je n’effacerai rien.
Aucun des pas menés par-dessus les murailles,
ni les ventres collés à la pierre qui suinte l’ombre des
églises ni le bruit des ronds dans l’eau.
Je n’effacerai pas le visage des ogres ni les
talons chargés de la boue collante des grandes faims.
Je garde au fond des mots meurtris l’accent aigu,
l’essoufflement des possibles, la lumière indicible
des trottoirs quand chavire l’automne et le vent.
Et le vent, suspendu à ceux qui ne savent pas
s’enfuir et cernent au bleu l’enfance.
[…]