Un fil renouant avec des passés enfouis. Auto-organisation et émancipation
« Sous le ciel menaçant du dérèglement climatique, le vent de la protestation s'est levé un peu partout dans le monde ». En introduction,
Jean-Louis Laville et
Michèle Riot-Sarcey abordent, entre autres, des luttes et le soulèvement du voile de l'illusion « sans parvenir à le déchirer », des populations en action « malgré la répression », les experts et les normes, la difficile conception d'« une alternative crédible aux sociétés hiérarchisées » face aux politiques présentées comme « inéluctables », le dénigrement de toutes alternatives, « Tous les projets alternatifs, parce que subversifs, disséminés à travers le monde et qui parsèment également le territoire français, sont méconnus, dénigrés ou dédaignés. On les tient à l'écart de la connaissance et du débat »…
Iels parlent de la montée des nationalismes, de l'histoire fantasmée ou reconstituée, « L'histoire reconstituée sous les oripeaux d'un temps immuable s'est substituée à la distance réflexive nécessaire à la saisie de la complexité du passé », des espérances inaccomplies et ensevelies, de l'importance de l'auto-organisation dans les mouvements populaires d'hier et d'aujourd'hui, des nouvelles technologies et des normes financières, « Les algorithmes associés à la génétique et aux neurosciences sont censés nous éclairer et nous dispenser de tout effort réflexif », d'une nouvelle magie et du mot « résilience »…
Résilience mais indifférence envers les milliers de mort es en Méditerranée, envers le massacre des populations syriennes, silence sur les protestations contre les dictatures et leurs exactions, oubli de la solidarité internationaliste…
Jean-Louis Laville et
Michèle Riot-Sarcey soulignent les lieux d'insurrection et leurs espaces inattendus, la résistance comme unique chemin de la liberté, les ouvertures d'autres chemins, « Faire le pas de côté, choisir des sentiers à contresens est désormais la voie de survie de l'humanité », l'importance de revenir sur les expériences collectives d'autrefois, « Paradoxalement, ce détour vers un passé perdu éveille les vigilances à exercer pour que les brèches actuelles apparaissent, aux yeux de tous, comme autant de raisons d'espérer », le renouveau des pratiques démocratiques, le sens de l'utopie…
Un monde imaginé plus égalitaire, la force subversive qui parcourut les années précédant 1830 et 1848, les aspects libérateur et émancipateur des expériences associatives, les soulèvements populaires et l'idée même d'émancipation, l'espérance d'une liberté pour tous et toutes, les dynamiques de l'auto-organisation et l'écriture par des femmes qu'elle ne « devront qu'à elles-mêmes leur émancipation définitive »…
Idée détournée, falsifiée, vidée de son sens, l'utopie pourrait être ainsi définie : « une brèche expérimentale, collective, inspirée ou non de théories critiques, édifiée par des hommes et des femmes en rupture avec la société d'ordre et qui, suivant leur vision concrète d'une démocratie, imaginent un autre monde possible ».
Une incitation à penser « hors des institutions et des dispositifs du système », à déborder ces limites qui semblent infranchissables, à retrouver des aspirations émancipatrices…
Le premier chapitre est consacré à « Un monde nouveau en gestation », aux différentes expériences et mobilisations à travers le monde, aux places et aux joyeux débats publics, aux mots disparus « cachés dans le souterrain des mémoires »…
Le second chapitre « L'emprise néolibérales et ses limites », vise à « avant de faire retour sur le passé afin de comprendre comment les résistances se réinventent » tenter « de comprendre comment les populations subissent l'injonction de la soumission constamment redéfinie », l'invention de l'individu entrepreneur de soi, le marché comme idole et catéchisme néolibéral, la négation des rapports collectifs, la prédominance de la concurrence, les politiques contre-révolutionnaires réellement menées, les programmes d'ajustement structurel, l'augmentation des inégalités, la porosité entre les activités licites et illicites, la formation d'un « cadre institutionnel criminogène », la liberté de circulation des capitaux et des marchandises mais non celle des êtres humains, la dépolitisation des enjeux économiques, la substitution de règles privées aux règles publiques, le grignotage de la sphère démocratique…
Il convient d'analyser les politiques néo-libérales, leurs effets et leurs contradictions, ce nouveau modèle d'accumulation du capital pour répondre à la crise du précédent régime d'accumulation. Ce qui implique, pour moi, de reprendre le procès jamais terminé de la critique de l'économie politique, de ne pas oublier le fétichisme de la marchandise ou de l'Etat et de ce que cela implique dans la production des connaissances. Ce n'est pas l'objet de ce livre…
La critique des rapports de pouvoir et de domination est nécessaire. Elle ne peut cependant se substituer au développement du point de vue et des pratiques de l'émancipation. D'où l'importance de retrouver les possibles entrevus ou pratiqués, les expériences qui furent annihilées, l'historique fugitif, les bifurcations imaginées…
« Au moment où dans le monde entier des hommes et des femmes recouvrent leur dignité et se soulèvent au nom de la liberté, il est particulièrement important de comprendre comment ce mot, à l'origine subversif, empreint de toute l'espérance d'une humanité debout, est devenu une pratique aliénante qui en inverse le sens ».
Jean-Louis Laville et
Michèle Riot-Sarcey poursuivent avec « Deux siècles de mensonges », la réhabilitation des secours mutuels et des coopératives, le réel de l'utopie, le mot prolétaire et l'effroi de la bourgeoise, les mobilisations en faveur de la liberté, « Au coeur de cette nouvelle classe sociale, les démunis, les femmes, bientôt les colonisés, les étrangers, bref les autres, n'ont de cesse de réclamer, pour eux-mêmes, les droits conférés par les révolutions et surtout le pouvoir de les exercer », le pouvoir d'agir dans tous les domaines « politiques, sociaux et intellectuels »…
Les auteur·es insistent à juste titre : « La liberté vraie, la république concrète et l'égalité réelle ne sont jamais acquises mais toujours promises et attendues ». Elle et il débattent de l'émancipation dans l'association, l'auto-gouvernement et l'agir en commun, les possibles engendrés par la Révolution de 1848, cet esprit de liberté et ses manifestations dans divers lieux et temps, les répressions, « Les guerres civiles menées contre les pratiques utopiques sont peu à peu écartées du récit officiel », la démocratie amputée et exclusive, les affaires publiques échappant aux individus, la sphère publique confisquée par des privilégiés, la réduction de l'émancipation à la prise du pouvoir d'Etat…
L'« ordre des choses » reste traversé de contradictions, les pratiques d'auto-organisation subsistent et resurgissent. L'apprentissage concret de l'émancipation ne peut pas être estompé derrière des droits et des acquis sociaux, sauf à rendre ceux-ci fragiles. le passé falsifié ou dénié et les futurs non advenus participent de notre mémoire des possibles…
Jean-Louis Laville et
Michèle Riot-Sarcey terminent sur « le retour de l'émancipation », les acteurs et les actrices écarté·es de l'écriture de l'histoire, la liberté circonscrite dans un espace étroit, l'importance d'« un regard attentif porté sur les expériences en cours », les réactualisations du passé oublié, la place politique des dominé·es dans les soulèvements historiques, le rôle possible des intellectuel·les, les guetteurs et les guetteuses, les ruptures avec la légalité (Iels rappellent le Manifeste des 121, le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie), les nouvelles figures de la contestation…
Les auteur·es nous invitent à penser l'action « de tous et de chacune » comme une activité politique, les actions d'auto-émancipation comme des actes politiques, l'apprentissage de la démocratie, le renouvellement de la théorie critique, « L'effort nouveau consiste à entendre les différentes réflexions qui émanent de ces toutes récentes expériences et les envisager non comme de nouveaux modèles, mais comme des fragments, des étapes nécessaires qui aident à construire autrement et à penser différemment les chemins de la critique à venir »…
Penser autrement les possibles et le futur, sortir de la médiocrité des commentaires sentencieux, saisir les dynamiques des expériences dans le desserrement des contraintes, réactualiser l'idée d'émancipation des peuples par eux-mêmes, favoriser l'expression des compétences de chacun·es, assurer le contrôle et la rotation des tâches, élaborer d'autres types de relations sociales…
« S'émanciper des différentes formes de domination nous amène à déroger à la tradition d'un combat qui s'est longtemps satisfait de la lutte contre l'exploitation et l'aliénation, en oubliant l'émancipation. »
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