Aie aie aie ! Avec le troisième tome de la trilogie « Les enfants du désastre » j'ai perdu mes illusions (vous l'avez ?). Après l'immédiate après-guerre et ses deux héros inoubliables que sont Édouard Péricourt et Albert Maillard qui se lancent dans une rocambolesque arnaque aux monuments aux morts, après la fresque vengeresse et jubilatoire de Madeleine Péricourt qui nous plongeait dans les temps troubles des années 30, nous voilà, avec
Miroir de nos peines, dans la « drôle de guerre » et la débâcle suivie de son long exode vers le sud. de quoi clôturer efficacement cette période de l'entre-deux-guerres. Mais quelle déception ! Alors que les deux précédents opus réussissaient avec maestria à mêler Histoire et destin personnel, ici, tout paraît plus laborieux et forcé, comme si
Pierre Lemaitre avait fait entrer à grand coups de marteau ses personnages dans quelques événements – bien réels – de la débâcle. Et même l'humour noir, le ton caustique et l'ironie sont plus fades, voire même oubliés sur le bord de la route, sans doute abandonnés dans une fuite désordonnée ou tués par l'aviation allemande.
Et pourtant, ça commençait plutôt bien. Il ne faut pas enlever une chose à
Pierre Lemaitre : il a indubitablement le don d'écrire des premiers chapitres aux images fracassantes. Ici, on suit Louise Belmont, rappelez-vous, c'est la petite fille de la logeuse d'Édouard Péricourt dans le premier tome. Louise, comme tous les enfants de ce monde, a bien grandi et est devenue une adulte. Institutrice, elle est aussi serveuse dans un petit restaurant tenu par le pittoresque M. Jules – sans doute le personnage que j'ai préféré, qui a conservé un peu de truculence. Louise vient de perdre sa mère, une mère qu'elle a toujours connue dépressive, n'ayant jamais surmonté la mort de son mari. Quand elle songe à elle, ce n'est pas en tant que « maman » mais en tant que « Jeanne » : les liens mère-fille, s'ils ne sont pas inexistants, sont ténus. le grand drame de la vie de Louise, c'est sa stérilité. Elle est belle Louise ! Elle attire tous les regards, elle n'a pas manqué de soupirants, elle a même été fiancée. Mais elle n'est jamais tombée enceinte, et ça, ça la ronge, ça la rend triste et mélancolique. Alors, quand un habitué de vingt ans du restaurant de M. Jules lui propose un jour de la payer pour se mettre nue devant lui, Louise n'hésite pas trop longtemps. Elle tergiverse un peu, mais finit par accepter. Elle se rend à l'hôtel qu'il lui a désigné, se déshabille lentement, un peu retenue par sa pudeur, lui tourne le dos pour lui montrer ses fesses. Et puis, soudain, la déflagration. le vieux docteur vient de se tirer une balle dans la tête. Sous le choc, Louise, nue, sort de la chambre et s'enfuit en courant dans les rues de Paris.
Cet événement est le début d'une quête dont, personnellement, je me fiche : Louise découvre que le vieux docteur a été l'amant de sa mère. Et qu'ils ont eu ensemble un enfant. Enfant qu'elle décide de retrouver. Pourquoi ? Parce qu'il faut résoudre les secrets de famille, parce que Louise n'a rien d'autre à faire ? Parce qu'il faut un prétexte bien commode pour la jeter sur les routes pendant l'exode ? Je penche pour cette dernière solution – bien que, très honnêtement, quand l'armée allemande s'apprête à envahir Paris, n'a-t-on pas d'autres préoccupations ? Mais soit, c'est un roman.
En parallèle, nous suivons deux soldats sur la ligne Maginot : Gabriel et Raoul Landrade. le premier est un professeur de mathématiques, inquiet, ne supportant pas d'être enfermé dans ce blockhaus géant. Il a une peur bleue d'une attaque au gaz qui le verrait suffoquer comme un rat dans cet espace confiné. le second est un de ces hommes qui fleurissent en temps de guerre : volontiers « aventurier », prêt à saisir toutes les occasions pour s'enrichir. Raoul organise très vite des petits trafics, flanqué de ses deux acolytes. Violent, sans foi ni loi, Landrade est particulièrement antipathique et semble avoir pris en grippe le fade Gabriel, qui se voit embarquer malgré lui dans les combines de son compagnon d'armes. Avec eux, le lecteur subit l'attente interminable de cette « drôle de guerre » où personne ne bouge, où rien ne se passe, où l'ennui est maître. L'absurdité de leur encadrement, l'inutilité de leur présence ressortent parfaitement de ces pages. Jusqu'à ce que l'Allemagne entre en guerre et avance comme dans du beurre dans les défenses françaises. L'aveuglement de l'état-major, les ordres stupides et contradictoires envahissent tout. J'ai eu le sentiment étrange et pénétrant de me retrouver devant Mais où est donc passée la septième compagnie ?
La guerre aidant, il se passe enfin quelque chose : Gabriel accomplit le seul acte héroïque – et complètement inutile – de ce roman : il fait sauter un pont (ce qui n'empêchera pas l'armée allemande de contourner facilement l'obstacle) et s'enfuit avec l'aide de Raoul. L'un veut retrouver son unité, l'autre le mène sur le chemin de la désertion et du pillage. Ils se feront prendre : et quand on perd une guerre aussi facilement, ce n'est pas la faute à l'impréparation de l'état-major, mais aux traîtres, communistes, anarchistes, cagoulards ou déserteurs, qui ne manifestent pas une grande volonté de combattre et de lutter contre l'envahisseur. Gabriel et Raoul sont dans de mauvais draps et sont envoyés à la prison du Cherche Midi.
À Paris, la désinformation s'organise, à défaut de pouvoir organiser une stratégie militaire réellement efficace. On fera alors la rencontre de Désiré, un escroc aux dents longues, qui endosse de nouvelles identités comme je change de vestes. Désiré avait l'étoffe d'un personnage machiavélique, il ne sera qu'un personnage secondaire, intéressant mais sous-exploité. Désiré s'est introduit à l'hôtel Continental, a gravi les échelons avec une facilité déconcertante – il faut dire qu'en cette période trouble, toutes les bonnes volontés à servir un gouvernement en déroute sont les bienvenus – jusqu'à parvenir au Graal : il est chargé de communiquer des nouvelles rassurantes aux journalistes de presse. La France ne recule pas, elle avance en marche arrière ! L'hypocrisie est à son comble, les nouvelles désinformées atteignent des sommets d'aveuglement et de bêtise. C'est drôle, et en même très triste quand on sait que
Pierre Lemaitre n'a rien inventé…. Désiré, en passe d'être découvert, s'enfuira. de toute façon, la guerre est déjà perdue, sa tâche était accomplie. On le retrouvera plus tard, sous les traits d'un prêtre accueillant les réfugiés, avec le même bagou.
On fera aussi la connaissance, bien plus tard dans le roman, d'un garde mobile, Fernand. Celui-ci est bien conscient que la guerre est perdue. Il constate que l'administration française, prise de court, applique la politique de la terre brûlée : en hâte, elle se débarrasse de tout ce qui ne doit pas tomber entre les mains de l'ennemi. Et voilà le brave homme, qui n'a jamais fait la moindre vague, soumis à une tentation à laquelle il ne résiste pas. C'était attendu par le lecteur, et l'épisode ne sera rien de plus qu'anecdotique et décevant. Après son larcin, Fernand est chargé d'évacuer les prisonniers du camp du Cherche Midi vers Orléans.
À ce moment-là, on est à plus de la moitié du roman, et enfin, nos différents personnages commencent à se rejoindre. Jusqu'à présent, il n'y avait aucune interaction entre eux ! Leurs histoires ne se regroupaient pas, le lecteur ne voyait absolument pas comment tout pouvait s'imbriquer. Et c'est bien là où le bât blesse : nous ne sommes pas devant un roman-feuilleton à la Dumas comme pour les précédents ouvrages, en somme, pas de romanesque et de grandes péripéties : le lecteur a l'impression de se retrouver devant une succession d'épisodes anecdotiques, comme si
Pierre Lemaitre avait pioché quelques événements historiques que ses personnages illustrent sans se soucier de créer une unité entre eux. Conséquence : l'ennui.
Ça m'attriste vraiment, mais
Miroir de nos peines est une déception.
Pierre Lemaitre a visiblement oublié de créer une histoire romanesque dans l'Histoire. Pour être tout à fait franche, sa ligne principale est dirigée par la résolution d'un secret de famille. Or, je l'avoue bien volontiers, je ne suis pas du tout friande de ce genre de roman. Bien souvent, c'est un soufflé qui ne monte pas et qui laisse un goût d'inachevé assez amer. C'est le cas ici où tout me semble anecdotique et plat, je n'ai pas retrouvé la tension qui menait
Au revoir là-haut et
Couleurs de l'incendie (parce qu'il n'y a pas de suspens quant à la résolution de l'énigme qui n'en est pas une). Les personnages ne m'ont pas transportée, certains sont franchement antipathiques et caricaturaux (ici pas de personnages que l'on aime détester), ils n'ont soit pas la nuance soit pas l'extravagance des autres ouvrages. Et ils n'ont pas vraiment de motivations : ils sont jetés sur le papier comme les Français ont été jetés sur les routes, perdus et hagards, désespérés et sans but.
Même le style n'est pas au rendez-vous. Il est fade et ne fait plus mouche. Les traits d'humour noir sont quasiment absents, les outrances ont disparu, les dialogues n'ont plus ni sel ni piquant. Ni romanesque ni rocambolesque, ni grandeur ni décadence, ni caustique ni ironique, ni tragique ni comique. Aucun souffle épique. Rien. C'est creux, vide et sans vie. Une vraie déroute.
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