Car enfin je revenais à la vie. Je lui trouvai un sens. Vivre dans la bienheureuse simplicité de ces gestes ordonnés: tirer, marcher en rang, manger dans des gamelles en aluminium la kacha de mil. Se laisser porter dans un mouvement collectif dirigé par les autres. Par ceux qui connaissent l'objectif suprême. Ceux qui, généreusement, ôtaient tout le poids de notre responsabilité, nous rendant légers, transparents, nets. Cet objectif était, lui aussi, simple et univoque: défendre la patrie. Je me hâtai de me fondre dans ce but monumental, de me dissoudre dans la masse merveilleusement irresponsable de mes camarades.
Ce fut, pour elle, ce moment d'angoisse où soudain l'adulte se trahit, laisse apparaître sa faiblesse, se sent un roi nu dans les yeux attentifs de l'enfant. Il fait alors penser à un funambule venant de faire un faux pas et qui, durant quelques secondes de déséquilibre, n'est retenu que par le regard du spectateur lui-même gêné par ce pouvoir inattendu...
[...] la foule ne reconnaît jamais son erreur.
Avec stupeur, je découvrais que parler était, en fait, la meilleure façon de taire l'essentiel.
En me quittant à un carrefour de la banlieue où il habitait, Pachka me tendit ma part de poisson: quelques longues carapaces d'argile. Puis, d'un ton bourru, en évitant mon regard, il demanda:
— Et ce poème sur les fusillés, on peut le trouver où ?
— Je vais te l’apporter demain, à l’école, je dois l’avoir chez moi, recopié…
Je le dis d'un trait, en maitrisant mal ma joie. C'était le jour le plus heureux de mon adolescence.
[...] je découvrais que parler était, en fait, la meilleure façon de taire l'essentiel.
Vivre très quotidiennement au bord du gouffre. Oui, c'est ça, la Russie.
Une fois seulement au cours de cette longue traversée jalonnée par la souffrance, le sang, les maladies, la boue, elle crut entrevoir une parcelle de sérénité et de sagesse. C'était déjà de l'autre côté de l'Oural. À la sortie d'un bourg à moitié dévoré par un incendie, elle aperçut quelques hommes assis sur un talus jonché de feuilles mortes. Leurs visages pâles tournés vers le soleil doux de l'arrière-saison exprimaient un calme bienheureux. Le paysan qui conduisait la télègue hocha la tête et expliqua à mi-voix : "Pauvres gens. Il y en a une douzaine qui rôdent maintenant par ici. Leur asile a brûlé. Oui, des fous, quoi..."
Non, rien ne pouvait plus la surprendre.
Telle était Saranza : figée à la bordure des steppes dans un étonnement profond devant l’infini qui s’ouvrait à ses portes. Des rues courbes, poussiéreuses, qui ne cessaient de monter sur les collines, des haies en bois sous la verdure des jardins.
La dérision doit entrer dans la nature des choses de ce monde. Au même titre que la loi de la gravitation...