Très différent de "A l'est des rêves" mais tout aussi intéressant et déstabilisant. J'ai lu mon premier bouquin sur les Amérindiens il y a très longtemps, mais avec le travail anthropologique ça devient une toute autre affaire, une affaire ontologique, cosmogonique, et pas du tout écologique. On pourrait presque en arriver à se demander si les Gwitch'in appartiennent vraiment à la même espèce que nous les occidentaux, tellement leur interprétation du monde est différente. La critique du colonialisme, s'avère quant à elle inattendue, car si celui des missionnaires chrétiens est maintenant bien connu, celui des écologistes est au premier abord nettement moins évident. Pourtant, c'est bien sur les mêmes fondements qu'ils cherchent à acculturer les Gwitch'in, qui eux résistent.
"si missionnaires et écologistes s'en tinrent à modifier ou asphyxier les manifestations visibles qui émanaient du « paganisme » des indigènes dans leur relation aux esprits comme aux animaux, il faut dire d'emblée que leurs efforts n'ont pas atteint leur but : l'édifice cosmogonique gwich'in reste largement conservé, puisque la plupart de ses axiomes tirent précisément leur force du fait qu'ils sont invisibles."
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Le constat est le suivant : on ne voit rien, mais on apprend par accident que, premièrement, le sol est tapissé de pièges et que, deuxièmement, la menace s'applique à tout être qui ne sait pas "où il met les pieds", comme moi cette nuit-là. On ne voit rein, mais pourtant tout est là, et c'est l'attention qui n'est pas éduquée à chercher ce qui est caché, non ce qui se donne à voir d'emblée au regard. "C'est la guerre" signifie qu'une tension infuse le milieu en entier et que c'est elle qui noue les relations entre les êtres. Tous s'évitent, se cherchent, se poursuivent, se fuient. Tous doivent se positionner judicieusement pour échapper à l'autre ou l'attraper, élaborer des tactiques, des manoeuvres, des ruses, et toujours avancer masqués. Cette invisibilité des animaux est en elle-même le signe de ce qui existe, là sous le paysage. La dissimulation des animaux est donc la première clé pour recontacter un univers où ces derniers ne sont justement pas construits à l'image de ce que les hommes attendent d'eux, puisqu'ils les fuient, puisqu'ils sont maîtres de leur propre trajectoire, puisque les hommes n'ont de cesse de tenter de les intercepter. L'invisibilité, la dissimulation, le fait que tous se dérobent au regard et, in fine, leur absence sont les prémisses absolument nécessaires à toute relation incarnée dans le subarctique alaskien, à la possibilité de la chasse, puisque, justement, les animaux "ne se donnent pas" immédiatement aux hommes, mais se dérobent. C'est bien parce qu'ils se dérobent qu'on les traque ; parce qu'ils ne sont pas là qu'on les cherche.
C'est aussi cette opacité qui sauve les indigènes de la stabilité que voudraient leur imposer les Occidentaux, en ségréguant chacun des collectifs dans sa propre espèce pour qu'aucune des deux parties ne craigne plus l'autre, pour que les animaux s'offrent au regard des hommes en toute confiance, comme des domestiqués plutôt que comme des sauvages. De manière très poétique, les animaux migrateurs sont ceux-là mêmes qui protègent les hommes du subarctique : l'obscurité dont ils s'entourent les garde à la fois des menaces de leurs prédateurs, humains et non humains, mais elle garde aussi les Gwich'in de ces autres hommes qui tentent de les assimiler ; ceci, en les attirant dans leur sillage, sur leurs traces, jusqu'au plus profond de la forêt.
En effet, la manière dont les politiques de gestion de la nature opèrent en Alaska nous montre à quel point les gestionnaires occidentaux de l’environnement se trouvent paradoxalement loin de tenir une véritable relation distanciée à la nature qu’ils ordonnent. Ils enferment pourtant ses territoires dans des bulles interdites aux hommes, séparent, scindent et classifient chaque espèce pour être en mesure de l’étudier de manière plus objective et pertinente ; ils mettent tout en œuvre pour protéger la nature alaskienne comme un joyau sur le point de s’éteindre, comme un tableau sur le point de se ternir, comme une belle photographie en proie aux intempéries. Comme de nostalgiques pèlerins venus contempler l’idole en train de brûler, l’image figée qu’ils sont en train de perdre puisqu’elle se transforme et n’est plus identique à elle-même, ils tentent à tout prix de la restaurer. Ils s’emploient alors à redonner son véritable éclat au joyau, ses couleurs éclatantes au tableau, son réalisme clinquant à la photographie. Le problème, à tenter de restaurer l’idée qui préexiste à notre relation au monde, est que l’on risque de perdre l’attention au mouvement de ce dernier, à ses métamorphoses et à son devenir.
Ainsi, malgré l’urgence alimentaire, il est très difficile de faire entendre aux indigènes les « bienfaits » que procurerait l’agriculture. Les chercheurs présents ce jour-là ont pourtant démontré avec l’aide de schémas précis et documentés ce qu’une serre qui fonctionnerait même l’hiver pourrait produire. Tant que les discussions restent superficielles, personne ne s’oppose réellement aux propositions. Par contre, lorsque l’on tente de mettre en place un plan d’action concret, la situation se complique : le mot de trop a été prononcé, celui qui fait tout échouer. Les Gwich’in découvrent qu’il faut, selon les principes de l’agriculture, s’occuper des légumes pour qu’ils atteignent la maturité. S’occuper d’un être non humain pour le manger ensuite est un concept radicalement étranger au monde gwich’in. Tout au contraire, pour que les animaux soient considérés comme de la nourriture saine, il faut qu’ils soient avant tout dotés d’une vie et d’une intentionnalité propres qui leur appartiennent, qu’ils soient indépendants et qu’ils vivent à l’extérieur de la communauté humaine, qu’ils vaquent à leurs propres occupations. Pour être chassés, ils doivent être désirés, fantasmés, précédés de rêves.
Treize kilomètres au nord du cercle arctique au mois d’avril 2011. C’est la débâcle des glaces et nous sommes assis au bord de la rivière Yukon avec quelques chasseurs. Nous regardons, circonspects, les monceaux de bois mollement charriés par les monticules d’eau gelée. La glace craque violemment, l’eau jaillit entre les débris qui s’entrechoquent mais, pourtant, le temps s’écoule au ralenti. Un élan apparaît dans notre champ de vision, juché sur un iceberg à la dérive. Il devait être au milieu de la rivière lorsque c’est arrivé, lorsque le fleuve gelé s’est brusquement disloqué sous ses pieds, tout est allé très vite alors, tout a commencé à bouger, il a été entraîné. Il passe à une vingtaine de mètres de nous, coincé sur son bout de glace qui vogue vers l’aval, il a les yeux hagards, il doit avoir peur. La scène dure quelques secondes, l’élan et son iceberg disparaissent comme ils sont apparus derrière un bras du fleuve. Nous nous regardons. « Voilà, dit l’un des chasseurs. Ça, c’est un peu nous. Nous sommes emportés par un courant que nous ne maîtrisons pas, le sol s’est ouvert sous nos pieds, il n’y a plus rien de solide qui tienne. On ne sait plus où on va. »
Les raisons gwich’in que nous allons reformuler dans ce qui suit gisent d’abord dans ce « non » résigné, loin de Dieu et de Sa nature mais au cœur des relations quotidiennes qui créent le milieu ; dans les fougères ployées sous le poids d’un animal ; dans les yeux d’un homme levés vers les aurores boréales. Cette constellation de détails qui persistent est soutenue par les hommes ainsi que par toutes les parties non humaines de l’environnement, qui sont ce qu’elles sont parce qu’elles sont regardées avec ces yeux-là, et parce que leur évanescence, leur fugacité et parfois leur absence sont ce qui compte. Pour aller à l’encontre de la purification, il nous faut ramener chaque petite portion de monde significative à la vie, et laisser de côté le Tout. Dès à présent, laissons-nous porter par les bruissements des nuits sans nuit et des jours sans jour du Grand Nord, car c’est à tâtons les yeux mi-clos que l’on se laisse surprendre : être soudainement ébloui par la lumière lorsqu’elle surgit à l’improviste au cœur de la nuit sous forme d’explosions d’électricité.
Festival L'Histoire à venir 2023
Il était une fois le progrès
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Rencontre avec Nastassja Martin autour de À l'est des rêves : réponses Even aux crises systémiques publié aux éditions Les empêcheurs de penser en rond.
En compagnie d'Adeline Grand-Clément
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Découvrez le livre À l'est des rêves (https://www.ombres-blanches.fr/product/49103/nastassja-martin-a-l-est-des-reves-reponses-even-aux-crises-systemiques)
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25/05/2023 - Réalisation et mise en ondes Radio Radio, RR+, Radio TER