Ce livre très court rassemble trois transcriptions de conférences d'
Ailton Krenak, indien du Brésil, militant pour les droits des peuples autochtones et pour l'environnement. Il donne sa perspective sur l'idée d'humanité, et les dégâts faits en son nom depuis les colonisations, jusqu'à la destruction du monde en cours. En parallèle, il propose de s'inspirer de l'expérience des peuples amérindiens, qui ont déjà survécu à une "fin du monde", et aussi de leurs rapports à la Terre, équilibrés contrairement à ceux des occidentaux.
"La colonisation du monde par l'homme blanc européen a été guidée par le principe qu'une humanité éclairée devait aller à la rencontre d'une humanité, restée dans l'obscurité sauvage, pour l'irradier de ses lumières. Cette aspiration, au coeur de la civilisation européenne, a toujours été justifiée par le postulat qu'il n'existe qu'une manière d'être ici sur la terre, une certaine vérité, ou une conception de la vérité, censée guider la plupart des choix effectués à différentes périodes de l'histoire."
L'humanisme et sa vérité sont, pour les peuples indigènes, synonyme d'extermination. Les institutions internationales, sous couvert de préservation, prolongent la démarche impérialiste des colonisations, et contribuent à déraciner les autochtones de leur terres et de leur identité, intrinsèquement liée à la terre. Ensuite, les entreprises peuvent exploiter la terre d'un côté et les individus de l'autre. Nous vivons maintenant dans des environnements parfaitement artificiels, produits par ces entreprises qui transforment tout en marchandise : forêts, montagnes et fleuves.
Nous sommes attachés à une image fixe : la Terre est inépuisable et au bénéfice exclusif de l'humanité. Plus qu'une idéologie, c'est un imaginaire collectif constitué sur de longues périodes et dont nous héritons de nos ancêtres.
Ce qu'on appelle la fin du monde serait une interruption dans ce processus de plaisir extatique dont nous voudrions qu'il dure éternellement. L'incertitude que nous ressentons, cette profonde crainte de la chute, est synonyme d'abandon.
Nous avons créé cette abstraction d'unité : l'homme comme mesure de toute chose. Sur cette base nous avons tout écrasé sur la planète jusqu'à ce qu'il n'existe qu'une humanité à laquelle s'identifier, agissant sur un monde à sa disposition. Cette humanité devenue uniforme se sépare irrémédiablement de la Terre, cet organisme dont elle fait pourtant partie et dont nous en sommes venus à penser qu'elle est une chose et nous une autre.
En opposition à cette uniformisation du monde,
Ailton Krenak expose la conception de peuples indigènes quand à leur rapport à la Terre. Ces peuples ont déjà vécu une fin du monde avec l'arrivée des colons au XVIè siècle, mais les survivants sont aujourd'hui encore capables d'habiter sur cette planète en partageant une cosmovision complètement différente, en vivant dans leurs milieux de telle manière que chaque chose est pourvue de sens. Ces gens dansent, chantent, font tomber la pluie et pour eux, les pierres, les montagnes, les rivières ont une personnalité. Les hommes communiquent et communient avec elles. Tout est nature.
"Nombre de personnes ne sont pas des individus, mais des sujets collectifs qui tissent des relations sociales avec tout ce qui les entoure, et sont parvenus à transmettre leurs visions du monde à travers le temps. Je me nourris de la resistance obstinée de ces peuples qui gardent une mémoire profonde de leur terre. Dans le monde amazonien, les humains ne sont pas des êtres d'exception, qui seraient les seuls à avoir une perspective sur l'existence. Ils partagent cela avec beaucoup d'autres qu'humains, si bien que tous sont sans cesse préoccupés par leurs relations. Chanter, danser et vivre l'expérience magique de suspendre le ciel est une chose partagée par beaucoup de traditions. Suspendre le ciel c'est élargir notre horizon; non pas l'horizon que nous pourrions conquérir, mais notre horizon existentiel. C'est enrichir notre subjectivité, qui est aussi ce que l'époque veut consommer. S'il existe une aspiration à consommer la nature, il en existe aussi une à consommer les subjectivités, nos subjectivités."
Pourquoi ces récits ne nous enthousiasment pas ? Pourquoi faisons nous le choix de les réfuter au profit d'un récit globalisant et superficiel ?
Nous avons été, pendant très longtemps, conditionnés par la fable que nous sommes l'humanité. Résister à cette idée et tenter d'entrer en contact avec un autre point de vue suppose d'écouter, de respirer, de ressentir et de sentir avec les différentes couches composées à la fois des êtres qui nous entourent, mais aussi des paysages, et de toutes sortes d'entités, restées hors de nous et qui se confondent avec ce qui peut être désigné comme la "nature".
Finalement l'auteur explique que, dans de nombreuses cultures, la nature est synonyme du rêve. Ce lieu, l'homme civilisé ne peut pas le nommer car il n'en éprouve pas le sens profond. Ce lieu, qui nécessite un apprentissage pour y accéder, permettrait de trouver des ressources pour amortir la chute de notre monde qui s'écroule. Il nous invite à nous initier à ces pratiques.
Développons nos forces pour raconter une histoire de plus, un autre récit. Si nous y parvenons, alors nous retarderons la fin du monde. Alors nous allons vivre avec la liberté que nous serons capables d'inventer, celle qui résistera au marché.
Ce livre est très précieux car il donne le point de vue d'un homme issu d'une société indigène, sans même le filtre de l'anthropologie. On pourrait lui reprocher son manque de structure dans l'enchaînement des idées, mais c'est sans doute le propre de la transcription d'une parole. Il m'a fallu plusieurs lectures, et même l'écriture de cette synthèse (qui reprend mot à mot plusieurs formulation du livre) pour comprendre les articulations du raisonnement de l'auteur. Au delà du constat dramatique de la destruction engendré par notre idéologie, il nous invite à une remise en question radicale de notre point de vue et propose des moyens de s'en extraire.