A les voir transhumer comme ça, flegmatiques et voutés, on aurait juré une caravane de dromadaires.
L’usine, c’était comme le reste, beaucoup d’efforts et pas grand-chose à faire pour inverser le cours des choses. Et là, au beau milieu, ce point de fixation, cet espace où la guerre était possible. Sans doute pas à armes égales, mais où des résistances s’organisaient, où les patrons se sentaient menacés, prenaient des soufflantes à leur tour. Et cette chose toute nouvelle, abstraite et brutale, d’une force inimaginable : le droit. Il suffisait d’en connaître un bout et les volontés adverses se brisaient net. Martel venait de découvrir les rapports de force. Avec deux articles du code du travail, on érigeait des murs, on emmerdait le monde, c’était magnifique.
Il avait pris confiance, en oubliant quasiment ses emmerdements financiers. Le banquier, qui n'était pas au courant de son irrésistible ascension, s'est vite chargé de les lui rappeler. Alors quand Bruce lui avait soufflé cette idée de concert, Martel avait accepté et s'était mis à faire l'arpette pour Thierry Molina. C'était loin de suffire malheureusement.
...il fixe obstinément l'écran de son téléphone en espérant un signe de son opérateur, ou du ciel, ce qui revient au même en la circonstance.
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Un jour, la classe ouvrière avait existé. Ils pourraient en témoigner. Si jamais quelqu’un demandait.
Pour l'accueillir, Pierre lui avait donné l'accolade. Ce n'était pas son genre et le docteur avait tout de suite compris. Il avait rigolé et fait tomber sa veste en exécutant un demi-tour de Miss France pour bien montrer qu'il était venu sans arme.
Il alluma sa cigarette pour masquer la puanteur et se donner du courage.
Cette usine. elle nous en a fait baver, mais finalement on la regrettera.
Tout à l’heure à la maison, il pourrait se consoler en dévorant des tas de trucs gras, salés, qui laissent des traces sur les doigts et ensevelissent la peine dans leur matière lourde et compréhensive.
On leur avait signé de gros chèques alors que le Groupe n'y était pas forcé. Depuis cinq ou six ans que ce site ne produisait plus que des dettes, le côté humain devait être pris en compte. Il faut dire que le préfet, le président du Conseil Général et le maire s'étaient donné la main et avaient redoublé de démagogie. Enfin, on était au bout. Elle allait pouvoir traiter les dossiers qui l'intéressaient vraiment : mobilité interne, plan de formation, construction des parcours professionnels, montée en compétences, gestion prévisionnelle des emplois, stratégie de recrutement, anticipation des besoins, politique proactive de sourcing, facilitation des synergies, partage des bonnes pratiques. Elle allait optimiser, hiérarchiser, dynamiser, autonomiser, implémenter, outsourcer, benchmarker. Pour l'heure, il fallait encore faire des politesses.