C'est dans l'univers des corridas que l'auteur nous emmène, et pour éviter d'effleurer le sujet ou d'y plaquer des clichés, il choisit de mettre en scène un personnage passionné, un aficionado comme on les appelle dans le jargon, tout en le confrontant à des antis. Sans jamais avoir l'air didactique ou démonstratif, le texte est pourtant pédagogique dans sa structure même. Là où un schéma classique planterait rapidement le décor avant un élément perturbateur,
Alex Mauri choisit d'installer progressivement son intrigue dans un temps long. Toute la première moitié du récit est une habile mise en place et en contexte avant le twist qui nous entraîne dans un rythme effréné jusqu'à la fin. Avant cela, il faut comprendre.
Le personnage principal est bien étudié : de
Bruno, on apprend beaucoup, à la fois par des éléments factuels mais aussi parce qu'en tant que narrateur, il porte une vraie voix singulière. Une voix ancrée : dans son genre, son milieu social, sa génération… On lit
Bruno, et on l'entend, ce type déchu qui se raccroche à ce qu'il peut, ce père aimant qui veut faire au mieux, ce mari bafoué qui épanche son aigreur, ce passionné qui ne veut rien entendre qui n'aille pas dans son sens. On ne peut pas dire que l'animal soit propre à déclencher une franche sympathie, sauf peut-être pour qui partagerait avec lui de nombreux traits, mais est-ce vraiment le public cible d'un tel ouvrage ? Il ne faut plutôt pas chercher en
Bruno l'identification et l'attachement, mais l'expérience de pensée. Acceptons de nous laisser glisser dans la psyché de ce personnage, d'essayer de mettre de côté nos avis, de l'écouter sans le juger, et voyons où cela nous mène. À des émotions mal maîtrisées, des secrets de famille mal digérés, des montées de violence à conséquences.
Plus loin, toujours plus loin à l'intérieur,
Alex Mauri nous guide, creuse son sujet jusqu'à l'os, nous envoie avec
Bruno à la corrida, détaille les étapes du spectacle. le lexique hispanique est au rendez-vous, dûment expliqué en notes : il ne s'agit pas de nous épater, mais de nous immerger au plus près. Et si cela nous écoeure ou nous dégoûte, c'est que nous sommes déjà convaincu(e)s. Si cela nous fascine, c'est qu'il faut avancer dans notre lecture.
Car l'expérience de pensée ne s'arrête pas à
Bruno lui-même, elle rebondit, se transmute, et nous replonge dans son sujet sous une autre facette, insoupçonnée, faisant basculer le récit dans le genre fantastique. L'hybridation, en littérature comme au cinéma, est toujours un excellent moyen d'interroger l'audience. Déstabilisé(e)s, hors de nos repères, nous sommes fins prêt(e)s pour réfléchir.
Pour autant, jamais le récit n'est pesant, la plume alerte de l'auteur s'appuyant sur les sensations et un sens de l'action cinématographique pour nous tenir en haleine, nous donner envie de savoir comment tout cela va bien pouvoir finir. L'énorme travail de documentation se met au service d'un certain plaisir de lecture, en dépit des horreurs qui nous sont racontées. Avec Alegría,
Alex Mauri prouve qu'un livre engagé n'a pas besoin d'être un manifeste, que faire appel à l'intelligence des lecteurs/trices et à leur esprit critique vaut bien mieux que marteler ses positions, et que pour se créer une opinion éclairée sur un sujet, rien ne vaut de l'avoir vécu et éprouvé, au moins par la pensée.