On aura assez répété, dans les milieux académiques - et on aura évidemment eu raison - que le bonheur est un concept né du XVIIIe siècle occidental (creux, d'ailleurs, comme le montre brillamment Mauzi) qui est totalement, radicalement absent de toutes les autres époques et de toutes les autres sociétés. Une telle notion n'existe pas dans l'Antiquité, elle n'existe pas au Moyen Age, on n'en trouve aucune trace dans la Bhagavad-Gîtâ, le bouddhisme ou la Bible (pas une seule fois le mot "bonheur" dans l'Ancien ou le Nouveau Testament), aucune trace dans le Coran ni en Afrique noire... D'où vient-elle? Par qui et pourquoi a-t-elle été mûrie?
L'idée de "bonheur", enfantée par une société décadente et névrosée, celle de l'aristocratie exsangue et - pour employer le mot de l'époque - "dégénérée" du XVIIIe siècle, aura-t-elle été une idée libératrice ou aliénante? le bonheur veut-il dire seulement quelque chose, ou bien est-ce plus probablement une notion vague répondant au vague des passions d'un paléoromantisme avachi et instrumentalisée ensuite par la révolution bourgeoise de 1789, les terroristes de 1793, puis comme justification pour toutes les entreprises politiques, du génocide des Indiens d'Amérique au néo-libéralisme en passant par la colonisation organisée par la Troisième République et les grandes dictatures du XXe siècle?
Etonnamment, Robert Mauzi parvient à répondre, explicitement ou implicitement, à toutes ces questions pourvu qu'on sache faire fonctionner sa cervelle. Et c'est précisément ce qui fait de cet ouvrage un livre de référence qui ne sera jamais égalé.
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La justification du plaisir, relativement au bonheur, est d'animer le repos de l'âme et de permettre l'économie des sentiments violents, qui risqueraient de la ravager. Les plaisirs représentent un état intermédiaire entre le repos et le mouvement.Ils sont mouvement par rapport au repos-forme parfaite, mais chimérique, du bonheur- et repos par rapport aux passions. C'est ce caractère mixte qui les autorise à entrer, pour une part limitée mais nécessaire, dans le grand oeuvre de la vie morale.
(Chez Rousseau):
Être heureux, ce sera tantôt vivre avec les autres, selon une profonde connivence des cœurs, tantôt oublier le monde et se réfugier dans cette suffisance du moi, où tout l'être se rassemble en lui-même. Du thème fondamental de la sociabilité découlent deux éthiques, deux styles de bonheur rigoureusement opposés.