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sur 1202 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
En 1853, après l'accueil mitigé réservé à Moby Dick, Melville se met à écrire des nouvelles, dont la première d'entre elles est « Bartleby, the Scrivener : A Story of Wall-Street ». le texte, délaissé pendant un siècle par la critique américaine, a connu ensuite un grand succès, particulièrement auprès des philosophes et écrivains pour lesquels la nouvelle a longtemps constitué un objet de fascination et a suscité de multiples interprétations. Les traductions et les commentaires se sont ainsi succédé sous de nombreux titres différents : Bartleby l'écrivain, Bartleby le scribe, Bartleby : une histoire de Wall Street, et plus simplement Bartleby. Toutefois, presque toutes ces lectures évitent le texte pour se focaliser essentiellement sur la formule « I would prefer not to » ou le personnage qui l'incarne, négligeant ainsi l'intrigue.

Ainsi que le rappelle le sous titre, le récit se déroule à Wall Street, au milieu du XIXe siècle à l'époque où New York, la ville natale de Melville, va devenir la place financière majeure du monde occidental. Dans une petite étude, un avocat a déjà trois collaborateurs originaux qui correspondent guère au personnel attendu chez un avocat d'affaires de Wall Street, lorsqu'un personnage mystérieux apparaît ; il s'agit de Bartleby, un copiste consciencieux et silencieux. le narrateur est l'avocat qui entreprend de raconter, des années après, un épisode de sa vie, son quotidien dans son étude, et tout particulièrement ses mésaventures dans le recrutement de ses employés qui lui compliquent l'existence. Bartleby se révèle être un employé modèle qui respecte toutes les formes à la lettre, mais qui ne laisse jamais transparaître de signe d'émotion, ou de trace d'« humanité ordinaire », comme le relève le narrateur. On ne sait rien de Bartleby et son attitude interpelle, ce qui installe progressivement un suspense teinté d'une certaine tension. le premier incident se produit rapidement, lorsque l'avocat demande à Bartleby de recopier un document. Il réitère trois fois sa demande et, à la surprise générale, Bartleby répond systématiquement, d'un ton parfaitement calme, « je préfèrerais ne pas (le faire) » : « I would prefer not to ». Au fil des pages, Bartleby abandonne inexorablement toute activité, ses comportements extravagants se multiplient et s'enchaînent, au point où celui-ci devient une véritable épreuve pour son entourage. Alors qu'on s'attend à ce que Bartleby obéisse normalement aux demandes de son patron, il refuse obstinément de faire ce pour quoi il est payé, comme si cela était normal, puis refuse même de sortir de l'étude où il s'est installé pour dormir.

L'originalité de Bartleby tient du fait qu'il ne refuse jamais directement mais use d'une expression qu'il oppose à toute sollicitation et qu'il utilise tout au long du récit « J'aimerais mieux pas » ou « Je (ne) préférerais pas », variant selon les traductions. Cette formule ambigüe « I would prefer not to » n'est pas vraiment correcte en anglais, contrairement à « I‘d rather not », incarnant la résistance passive du personnage, mais participe toutefois d'un registre soutenu, presque précieux, et d'une politesse extrême. Comme l'a écrit Deleuze « elle résonne comme une anomalie ». Elle n'oppose pas un refus strict, mais laisse une possibilité avec l'ouverture du « I would prefer » et la fermeture du « not to ».
En dépit de nombreuses interprétations, l'énigme de Bartleby reste entière mais la plupart des commentateurs ont relevé une certaine culpabilité qui marque le récit du notaire, en effet, son manque de réaction et son extrême tolérance paraissent invraisemblables. Melville a réussi à transformer une petite histoire d'apparence anecdotique en ce qui est aujourd'hui considéré comme un des sommets de la littérature américaine.
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Je crois que tout écrivain rêve de produire un texte aussi fascinant que celui-là, qui ne rencontrera peut-être aucun succès sur le moment mais s'imposera un jour comme un phare énigmatique planté au milieu des ténèbres.
Bartleby est de cette trempe-là, comme les écrits de Kafka ou de Borges : publiée en 1853 dans l'obscur Putnam's Monthly Magazine, cette nouvelle de trois fois rien dont le récit semble s'offrir sans malice au lecteur dissimule en réalité un piège vertigineux et un mystère indéchiffrable. « I would prefer not to », répète Bartleby à son patron chaque fois que celui-ci cherche à lui confier une nouvelle tâche. Bien sûr, le premier mystère est celui de l'expression elle-même, peu usitée dans l'anglais de l'époque et difficilement traduisible en français. Dans la version que j'ai lue, c'est le « j'aimerais mieux pas » qui a été retenu. La formule gagne en force de percussion ce qu'elle perd sur un autre plan, la familiarité remplaçant le langage soutenu de la version originale et occultant le caractère décalé de sa formulation. Ma préférence personnelle irait plutôt au « Je préférerais ne pas », que je trouve plus fidèle à l'esprit du texte, mais qui suis-je pour émettre un tel avis ?

Une fois cela dit, le principal mystère reste celui du sens : que veut nous signifier Bartleby par cette phrase scandée comme un leitmotiv ? Il y a sur ce point ce que dit objectivement Melville dans son récit et ce qu'il laisse à l'interprétation de son lecteur. Bartleby nous est décrit comme un pauvre diable, surgi de nulle part et n'ayant manifestement ni amis, ni famille ni la moindre attache d'aucune sorte, au point de n'avoir pas même de logement. Bartleby, en un mot, n'appartient pas à la grande famille sociale. Cet isolement semble de plus être largement volontaire : à toutes les propositions qui lui sont faites de s'insérer dans une vie « normale », il répond invariablement par son « I would prefer not to », opposant une fin de non-recevoir à ceux qui cherchent le faire rentrer dans le rang. Observons que ce refus ne passe pas par un désir d'affrontement ou de révolte ouverte. Bartleby n'avance jamais un « non » catégorique, il ne s'oppose à personne, il n'est pas dans la revendication : il s'esquive, il évite, il se réfugie dans une fuite intérieure où nul ne peut le suivre. Son patron – et les autres - demeurent immanquablement stupéfaits et désemparés devant sa réponse.

Ce que Bartleby cherche à fuir n'est pas vraiment un mystère : l'étude dans laquelle il travaille se situe à Wall Street, la « Rue du Mur ». Au fil du texte, Melville indique à de multiples reprises que les fenêtres de cette étude ne donnent que sur des murs. le bureau de Bartleby se trouve lui-même sous une minuscule lucarne derrière laquelle, à un mètre à peine, se dresse un autre immense mur. Voilà tout ce qu'on lui offre : une vie de prisonnier condamné à ne plus voir la lumière du jour, enfermé dans un bullshit job qui le fait mourir à petit feu. Melville suggère aussi dans l'épilogue que Bartleby a autrefois travaillé pour le Bureau des lettres au rebut : toutes ces lettres qui auraient pu sauver quelqu'un, peut-être, mais qui ne sont jamais parvenues à leur destinataire et que l'on a brûlées par charretées entières. Ces lettres, nous dit Melville, témoignent de ce que la société des hommes est mal faite, cruelle, injuste et impitoyable, et voilà peut-être ce qui a inspiré sa révolte au scribe. Ce monde-là, il ne peut plus ou ne veut plus en faire partie.

Il n'est sans doute pas inutile de replacer la parution de la nouvelle dans son contexte : en 1853, l'auteur accumule les déboires éditoriaux. le temps de ses succès est derrière lui. Paru deux ans plus tôt, Moby Dick a été mal accueilli par la critique américaine et s'est vendu très médiocrement. Melville peine de plus en plus à trouver des éditeurs. Bientôt, il ne publiera plus rien, et le temps approche où il devra même se résoudre à accepter un poste d'inspecteur des douanes pour faire vivre sa famille. Cela, évidemment il l'ignore encore. Mais ce n'est pas tomber dans la téléologie que de l'imaginer en proie à cette angoisse essentielle et obsédante : celle de l'écrivain qui va devoir se taire parce qu'on ne veut plus l'écouter. Bartleby, le scribe enfermé dans l'incommunicabilité entre des murs qui l'étouffent, est-il vraiment éloigné de cette figure-là ?

Par ailleurs (et des rapprochements ayant déjà été faits entre les écrits des deux auteurs), est-il déplacé d'imaginer Melville en lecteur d'Henry David Thoreau ? Ce dernier a en effet publié Resistance to Civil Government en 1849, ouvrage qui ne sera que bien plus tard rebaptisé Civil Disobedience (La Désobéissance civile). Or dans la nouvelle de Melville, la mention « résistance passive » chère à Thoreau apparaît de façon explicite (« passive resistance »), et sa mention se trouve associée à un puissant pouvoir de désagrégation sociale. Par son inertie et sa stratégie d'évitement, Bartleby menace rien de moins que l'ordre des choses, ce que Thoreau espérait précisément faire en refusant de payer l'impôt. Les deux propos pourraient en somme se résumer par le même raccourci : quand on veut déstabiliser un ordre illégitime, l'important c'est de ne pas participer.

Le dernier aspect de l'énigme littéraire est de savoir comment a été imaginée la formule géniale et si dévastatrice du « I would prefer not to ». Ce genre d'idées, je crois, surgit souvent par le hasard et les concours de circonstances. En l'occurrence, c'est Melville lui-même qui raconte la scène, dans une lettre récemment retrouvée : l'action se déroule à Londres en 1846, au moment de la publication de son premier roman, Typee. le livre rencontre déjà un certain succès mais l'auteur est encore un illustre inconnu. Invité à un repas de charité parmi une flopée d'écrivailleurs locaux, Melville arrive en retard. Les convives sont déjà attablés, et il est tenté de rebrousser chemin. Malgré tout, il se présente au maître d'hôtel et décline son identité. Ce dernier lui apprend alors que M. Melville est déjà arrivé.
Herman n'a cette fois plus du tout envie de partir. Intrigué plus que contrarié, il insiste. le maître d'hôtel se fait plus désagréable, envisageant visiblement de jeter l'importun à la rue. C'est alors que l'écrivain avise dans la salle son éditeur londonien et persuade le majordome antipathique d'aller le chercher. L'éditeur vient confirmer l'identité du nouvel arrivant, échange quelques phrases avec ce jeune auteur dont il vient de signer le contrat, puis retourne à son repas. Se confondant en excuses, le maître d'hôtel veut réparer l'impair mais l'écrivain tient à s'en charger lui-même. Il pénètre donc dans la grande salle de restaurant et s'approche de l'usurpateur, lequel lui tourne le dos. L'homme est bien mis, plutôt distingué. Il ne participe pas à la conversation de la tablée, mangeant sans se laisser distraire. Melville est observateur : le col de l'inconnu est élimé, ses manches sont lustrées, les cheveux un peu trop longs, le bas de la redingote est tâché. Quant aux souliers dissimulés sous la chaise, ils ont trop vécu. Tout proclame la déchéance, mais aussi le refus d'abdiquer ce qui reste de dignité.
Melville veut éviter l'esclandre : il se penche vers l'inconnu, se présente et lui demande poliment de lui rendre sa place. L'homme s'interrompt, soudain très pâle. Il prend néanmoins le temps de s'essuyer posément la bouche. Enfin, il se tourne, lui offrant un sourire navré, et dit très simplement : « Sir, I'm hungry. I would prefer not to ».
Désarçonné, Melville ne trouve rien à répondre, demeurant les bras ballants. Et puis, tandis que l'autre a déjà recommencé à manger, il tourne les talons sans comprendre pourquoi et sort de la salle. C'est fait : sans qu'il le sache encore, tandis qu'il se perd dans les rues de Londres, le personnage de Bartleby est maintenant en germination dans sa tête. Voilà la puissance du hasard : toute l'anecdote est inventée, mais ça aurait pu se passer comme ça.
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Je préférerais ne pas l'écrire cette critique, rester ainsi face à la couverture, me taire, cesser de parler, de dire n'importe quoi, cesser de frapper ce clavier innocent. Je préférerais ne pas vous raconter Bartleby ni vous dire de quoi ça parle. Ne pas avoir à expliquer le processus de la dépression, expliciter les symboles de la relation père-fils, prouver mes hypothèses, justifier mes assertions, ne pas rendre compte. Je préférerais ne pas avoir à...

Je préférerais ne pas vous dire comment, je crois qu'il faut traduire I would prefer not to...

Même recopier le texte, le citer, ça non plus je préférerais ne pas...
Être copiste parfois appelle le silence, l'immobilité, l'effacement...
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Étrange récit que celui-ci, et étrange personnage que celui de Barleby. Car ce qui prend dès le départ l'apparence d'une satire sociale se termine en une méditation ô combien désespérée sur l'humanité. C'est un texte qui, bien que court, est tellement riche qu'on n'en finirait pas de le décortiquer et de l'analyser. Et pourtant, il se lit d'une traite, sans donner l'impression au lecteur qu'il va lui falloir rassembler la totalité de ses ressources cognitives pour l'appréhender. C'est un récit ambivalent, à la fois simple et complexe, qui donne beaucoup à réfléchir. Un texte qui ne s'oublie pas facilement.

Et tout d'abord, il y a la question de la narration et du point de vue du narrateur (anonyme), avec lequel il est bon de prendre quelque distance. Ce personnage du narrateur, qui raconte l'histoire de Bartleby, arrive en effet à se présenter au lecteur comme quelqu'un de compatissant, bienveillant, soucieux des autres... alors qu'en y regardant de plus près, ça n'est pas si évident que ça. Ne serait-ce que parce qu'il s'offusque dès les premières pages de ce que la charge de Maître de la Chancellerie de New York a été supprimée, ce qui a entraîné pour lui la disparition d'une rémunération d'autant plus intéressante que le poste ne demandait pas beaucoup d'efforts. Voilà des propos qui, tout en nous laissant immédiatement penser que Bartleby est d'une veine indubitablement comique (ce qui est le cas), vont bizarrement offrir un contraste frappant avec les dernières paroles du même narrateur. Et l'on verra que, sous ses dehors compatissants, il est après tout soucieux de ses affaires et de son confort au point de transiger avec ses principes les plus généreux. le fait est que, bienveillant ou pas, ce personnage du narrateur est surtout bousculé, dérangé, malmené, secoué, heurté, déstabilisé par l'attitude de son employé Bartleby, tout comme le sera le lecteur.

C'est que Bartleby, c'est, entre autres, le grain de sable dans le rouage d'une société new-yorkaise fin-de-siècle bien réglée. Pourtant, a priori, il n'est qu'un employé ordinaire embauché dans un cabinet juridique ordinaire situé dans le quartier de Wall Street. Quoique... En y regardant une fois encore de plus près, on peut se demander si ce cabinet est ordinaire ou pas. Que penser de ces deux employés, Dindon et Pince-nez, qui à tour de rôle, et selon un agenda qui semble pensé à la minute près, se montrent des copistes exemplaires ou, tout au contraire, multiplient les bourdes et les excès ? Et que penser de leur employeur, qui préfère ne pas les renvoyer (eh oui, la fameuse formule est déjà là, non énoncée, mais insidieuse !), considérant que les qualités de l'un compense les défauts de l'autre, et vice-versa (je rappelle qu'à l'époque on pouvait évidemment très facilement renvoyer n'importe quel employé sous n'importe quel prétexte, et qu'on ne s'en privait guère) ? Reste en tout cas que notre narrateur et employeur juge, tout comme, apparemment, ses clients, l'alcoolisme de Dindon et l'irascibilité de Pince-nez comme acceptables. Or, l'arrivée de Bartleby va bousculer le fragile équilibre du cabinet et de l'organisation du travail. Se montrant tout d'abord un employé extrêmement consciencieux, il va opposer une force d'inertie incroyable à son employeur, non pas en refusant tout net d'accomplir une tâche professionnelle, mais en répondant avec douceur qu'il "préférerait ne pas" l'accomplir - je précise que la formule employée par Bartleby en américain est "I would prefer not to", qui est donne en français, selon les traducteurs, "Je préférerais pas" ou, ce qui me semble plus juste "Je préférerais ne pas".

Ce "I would prefer not to" va être le point de bascule du texte et le point de départ d'une méditation du narrateur, qui dépassera de loin la réflexion sur une société contemporaine qui brise les êtres humains. Bartleby va, sans d'ailleurs le vouloir, contaminer toute la vie du cabinet (tout le monde va se mettre à utiliser le verbe "préférer" à tout bout de champ). Petit à petit, il en viendra à ne plus accomplir aucune des tâches professionnelles pour lesquelles il a été embauché et passera son temps à regarder par la fenêtre un mur grisâtre qui fait face au cabinet. L'employeur, désemparé, se heurte désespérément à l'inertie de Bartleby toujours grandissante, et passe par des humeurs toujours changeantes : incompréhension, pitié, curiosité, agacement, lâcheté, ruse, exaspération, désespérance. Et comme les affaires sont les affaires, et que l'humanité est l'humanité (au moins selon Melville), l'histoire de Bartleby va se terminer fort tristement.

Alors, que penser de ce Bartleby, qui, un jour soudain, déclare à la face du monde qu'il "préférerait ne pas" ? C'est la grande question de ce texte, et toutes les interprétations, ou presque, sont permises, sans d'ailleurs se contredire. de fait, je me garderai bien d'essayer de trancher. Je préfère nettement que vous lisiez vous aussi "Bartleby".
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D'abord il faut préciser que j'ai lu la version traduite par Pierre Goubert, présentée par J-P Naugrette, et éditée par le livre de poche. Je le dis car cette présentation – à lire après coup (comme souvent d'ailleurs) - et le dossier qui suit le roman sont tout à fait remarquables.

Oh Bartleby, ce petit livre immense de Melville, comme disait Derrida (enfin, il parait) …

Bartleby, cet homme énigmatique qui ne se nourrit que de biscuits au gingembre. Bartleby, employé d'un bull shit job … Quoi, déjà ? En 1850 ? Eh oui, ça existait déjà à l'époque ? et dire qu'on voudrait nous faire croire que c'est une invention récente, due à la numérisation, mais non, le ver est dans le fruit du capitalisme depuis le début.

Bartleby, ce gratte-papier discret, tranquille, peu bavard et qui se rendra vite désagréable aux yeux de ses collègues par son refus d'obtempérer, sans pour autant cesser de faire son travail. Bartleby, cet être rétif à toute forme d'autorité, qui aurait certainement pousser à bout tous les petits managers à la con de notre chère modernité, les kapos en puissance et autres arrivistes et tricheurs sans vergogne, Bartleby, celui qui réussit à désarmer le plus doué des people managers, jusqu'à le « déviriliser » (et ça c'est quand même puissant, comme mot dans la bouche de son chef. Et tellement révélateur de ce qu'on appelle le « people management »).

Bartleby ou l'effronterie tranquille.

À propos de ce roman, certains parlent de la « tentation du retrait ». Je ne suis pas tout à fait d'accord : d'abord, parce qu'une fois que vous avez lu Bartleby il ne cesse d'occuper une grande part de votre espace mental. Il n'y a pas un jour où, dans votre travail quotidien ou dans vos discussions avec vos ados, une parole, une remarque, une attitude vous rappelle ce brave Bartleby. Ensuite, Bartleby ne laisse pas le champ libre, bien au contraire, il reste, il campe dans ses retranchements, il occupe l'espace, et jamais ne décide de céder sa place. Il refuse de s'impliquer dans la vie de bureau, sans pour autant se résigner ou lâcher la place. Non, il est là où il est, poussière incongrue, malvenue dans l'engrenage d'un quotidien tout tracé mais peut-être pas si prévisible, sécurisé et bétonné que ça.

Salutaire Bartleby … tu es, pour moi, le symbole de résistance pacifique, avec ton refus de te conformer aux « évidences ».

Quoi qu'il en soit, Bartleby est l'un des rares romans qui rejoint ma pile (mais ce n'est pas vraiment une pile, plus un sac en toile, prêt à emporter sur mon île déserte ou dans mon abri atomique aussitôt que l'affreux Vlad aura appuyé sur son gros bouton) des livres « à relire un jour »… car ce roman mérite plusieurs lectures et, je suis sûre, se révèlera un peu plus à chaque lecture, comme une jeune fille farouche …
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Un livre très court, grinçant. Dans un bureau, au dix neuvième siècle, le patron décrit ses employés d'une façon assez sarcastique, il embauche ensuite Bartleby qui s'il commence par faire son travail de façon irréprochable se met à refuser certaines taches puis tout travail.
Melville décrit la stupéfaction puis l'embarras du patron devant cette situation, voguant entre colère et pitié, en particulier quand il s'aperçoit que Bartleby vit dans le bureau. On suit l'embarras du patron et la tension qui monte peu à peu jusqu'à la triste chute finale.
C'est un texte superbement bien écrit avec un humour grinçant et qui, cela ne gâte rien, donne à réfléchir. Melville arrive à nous mettre à la place du patron, On fini par ressentir les humeurs qu'il décrit . de la grande littérature dans un format très court.

Lien : http://allectures.blogspot.f..
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Faut il vous présenter Bartleby le scribe?
" Je vois à présent cette silhouette, celle 'un homme proprement mis mais livide, pathétiquement impeccable, incurablement désolé"
Le narrateur, Dieu seul connait son nom, a embauché Bartleby comme commis aux écritures. bientôt il doit affronter la passivité inexorable du scribe et ces "j'aimerais mieux pas" ...
Le narrateur est installé à Wall Street dans un immeuble digne d'apparaitre dans les romans de Dickens, au 1er étage , pas de lumière du jour, des fenêtres s'ouvrant sur des murs .. pas de quoi sortir quiconque de la neurasthénie ! de l'énervement à la colère il passe à la commisération ...
En quelques mots, Herman Melville brosse le portrait de cet homme au mal-être profond, dresse le portrait d'une société en devenir où l'argent devient la clef de toute réussite sociale, et par la bouche du narrateur pose les questions que chaque individu devrait se poser.
J'ai lu il y a quelques mois l'adaptation graphique de José Luis Munuera, publiée chez Dargaud, un pur bijou , je m'étais promis de lire le texte original c'est chose faite.
https://www.babelio.com/livres/Munuera-Bartleby-le-scribe-BD/1296814
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Qui es-tu Bartleby ? Quel est ton message ? Pourquoi ne réponds-tu aux demandes que par : Je ne préfèrerais pas ? Pourquoi t'obstines-tu à t'isoler, à dépérir, à t'effacer, à disparaître ?

Une nouvelle dont le narrateur, un notaire d'une soixante d'années, employeur de Bartleby nous raconte ce qu'il en sait ou croit savoir car Bartleby reste un mystère. Dans son étude à Wall Street,  ses trois employés portent un surnom qui le résume par rapport à sa personnalité : Dindon, Pince-nez et Gingembre. Pas Bartleby, lui ne portera aucun surnom car pour cela il faudrait le l'identifier. Il devient l'employé silencieux, efficace, solitaire exécutant son travail consciencieusement jusqu'à une demande banale de relecture de copies avec les autres employés. Et voilà qu'apparaît la réponse qui plus jamais ne quittera ses lèvres : Je ne préfèrerais pas, dite sans colère, sans violence, une phrase qui porte en elle à la fois la fermeté, la négation mais également comme une menace. le narrateur va tenter de comprendre, d'inciter Bartleby à changer d'avis, le pousser dans ses retranchements mais il n'obtiendra qu'une seule réponse : Je ne préférerais pas. Alors peu à peu Bartleby s'enferme, s'isole, dépérit....

Difficile de vous en dire plus, chacun(e) se fera sa propre opinion mais c'est un récit qui vous tient non seulement par les réponses que l'on cherche, le sens de ce que l'on pourrait imaginer être un conte mais également par la qualité de l'écriture, l'écriture d'un auteur que je découvrais et qui m'a très vite saisie à la fois par sa richesse mais également par tout ce qu'elle pouvait contenir dans l'évocation d'un personnage anonyme, les relations au sein de l'étude notariale, les tentatives du narrateur à comprendre, aider, à trouver la clé de cet homme dont rien ne transpire que sa détermination à ne pas préférer. Quatre mots, seulement quatre mots : Je ne préfèrerais pas sur lesquels repose son récit , quatre mots dits sans colère, sans désespoir mais avec conviction et fermeté, quatre mots qui pousseront son employeur à utiliser tous les moyens pour se débarrasser de lui, allant de la générosité à la fuite, 

Cette nouvelle est fascinante par le fait que chacun peut se faire sa propre interprétation de qui est Bartleby, un révolté, un résistant prêt à payer le prix, un homme libre auquel on ne peut rien imposer, rien proposer, rien offrir, qui refuse, un homme qui va, au prix de sa résolution à ne rien préférer, sombrer et paiera le prix de sa détermination ou bien un fou. Faut-il y voir un message : pour obtenir ne faut-il pas simplement exposer ses choix et n'en jamais dévier, sans argumenter. L'auteur nous laisse juge, à nous d'en penser ce que nous voulons. 

J'ai beaucoup aimé parce qui va rester longtemps en moi. Je l'ai lu il y a quelques jours et j'y pense depuis chaque jour, essayant de trouver des réponses, un sens. Qu'a voulu nous transmettre Herman Melville, quelle était son idée première et je l'admire d'avoir réussi à faire en 80 pages un récit où la multiplicité des interprétations en fait une oeuvre insolite, philosophique, énigmatique. Il y glisse des symboles comme le mur devant lequel Bartleby préfère travailler, semblable à lui-même face aux autres, un scribe qui  restera un mystère, lui dont le passé nous est inconnu mais qui contient, peut-être comme il l'est évoqué en toute fin, les raisons de son choix à ne pas répondre aux injonctions. Bartleby c'est lui mais cela peut-être n'importe qui, celui que l'on est, celui que l'on voudrait être, celui que l'on admire ou celui qui reste un mystère, agace, résiste.

Bluffant..... Coup de 🧡
Lien : https://mumudanslebocage.wor..
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Court roman ou nouvelle, c'est selon (personnellement je considère qu'il s'agit plutôt d'une nouvelle), ne dépassant guère en tout cas une cinquantaine de pages, BARTLEBY est sûrement un très curieux objet littéraire, tout à fait particulier, voire unique dans l'histoire de la littérature occidentale. Publié tout d'abord en 1853 dans une revue mensuelle, à un tournant de la carrière littéraire de Melville où, financièrement exsangue et très affecté par l'échec cuisant de ses deux derniers romans, dont l'immense Moby Dick, l'auteur s'était vu obligé à écrire des nouvelles pour gagner sa vie, absolument rien au départ ne semblait pouvoir présager à «Bartleby, le commis aux écritures. Une histoire de Wall Street» (titre original lors de sa publication dans le Putnam's Monthly Magazine) une longévité aussi importante et un destin littéraire aussi glorieux !

Rarement, en effet, un opuscule dont la genèse paraît à ce point dépourvue d'ambitions littéraires aura bénéficié d'une telle célébrité, capitalisé une telle somme d'exégèses, de commentaires et de critiques littéraires, philosophiques, politiques ou psychanalytiques. Borges, Villa-Mattas, Blanchot, Pennac, Delerm, Deleuze, Derrida, Negri, J.-B. Pontalis comptent parmi les très nombreux écrivains, artistes et penseurs à s'être penchés sur les mystères et les ambiguïtés qui planent sur un texte empreint d'une modernité incontestable, intemporel, précurseur d'un courant littéraire dont les premiers remous ne seraient véritablement audibles qu'une soixantaine d'années après, avec l'avènement de cette autre grande figure littéraire d'exception, elle-même quelque peu bartlebienne, que fut l'immensurable Franz Kafka.

Le texte de BARTLEBY compte à ce jour pas moins de six traductions différentes en Français ! Quant à la célèbre formule aux pouvoirs obsédants et incantatoires de notre palot commis aux écritures: I WOULD PREFER NOT TO, cette dernière s'est vu également proposer un nombre tout aussi conséquent de versions en langue française : «Je ne préférerais pas», «Je préférerais pas», «Je préférerais ne pas» «Je préférerais ne pas le faire», «Je préférerais m'abstenir», et enfin dans une toute nouvelle traduction, celle que j'ai lue, par Pierre Goubert : «J'aimerais mieux pas». Selon Deleuze, n'étant «ni affirmation, ni négation», cette expression «atteint à l'irrémissible, en formant un bloc inarticulé, un souffle unique». J.-B. Pontalis l'a qualifiée comme l'expression langagière «d'une affirmation négative (...) d'un non qui aurait la douceur d'un oui». Pour le professeur de littérature et critique littéraire Philippe Jaworski, il s'agirait d'une parole qui dit en même temps «presque oui et presque non»...

Quant à moi, j'avoue que je n'adorerais pas l'idée d'avoir à choisir quelle version serait la plus judicieuse, la plus juste et plus proche de l'original. Face à une telle concentration de sens possible dans une expression, à l'apparence pourtant si anodine, je préfère ne pas m'y aventurer...

De toutes les façons, ce qui compte véritablement, n'est-ce pas, au fond, c'est l'effet surprenant, difficile à expliquer et créé simultanément par l'attitude générale d'un sujet dont, selon le philosophe Giorgio Agamben, la puissance proviendrait essentiellement «du fait de ne pas faire ou penser quelque chose» et par le discours qui l'accompagne -«I WOULD PREFER NOT TO» -, éliminant "aussi impitoyablement le préférable que n'importe quel non-préféré», selon la curieuse formule de Deleuze.
Une arme très efficace en définitive, susceptible de contrecarrer définitivement toute demande extérieure qui ne proviendrait pas de la zone neutre, aux frontières rigoureusement et préalablement établies par le sujet lui-même, entre moi et non-moi!

Voilà qui pourait expliquer en partie ce l'on a pris l'habitude d'appeler l'«effet Bartleby». Viral, il a le pouvoir de se propager assez facilement. Touchant tout d'abord le narrateur de l'histoire, «homme de loi», notaire de profession et zélé employeur de notre commis, l'effet finira par se disséminer insidieusement chez les collègues de bureau de Bartleby.
Et risquera fortement aussi, méfions-nous, de s'emparer également des lecteurs que nous sommes !

Terrible tout de même, dirions-nous, quand on songe aux renoncements et à la passivité que cela doit supposer ! Assez séduisant cependant, si on considère, d'autre part, le nombre de situations contrariantes auxquelles nous devons nous assujettir au quotidien pour être aimés, être reconnus et exister aux yeux des autres !! Non... ? Oui... je comprends, vous avez peut-être raison, vous aimeriez mieux pas...

Quelle prodigieuse réussite littéraire dans tous les cas, que ce Bartleby menant sa barque avec une économie extrême de moyens, "persona" par excellence, masque de la neutralité derrière lequel il nous est difficile de ne pas céder complètement à la tentation, quoiqu'en en vain comme le narrateur, d'espérer pouvoir lui attribuer un passé...une identité... une personnalité... un profil ( serait-il au fond une sorte de saint, de sadhou se soustrayant à l'illusion du monde, psalmodiant inlassablement son mantra ? ou bien un cas exemplaire 'Aspeger, ce syndrome inconnu à l'époque, faisant partie des troubles du spectre autistique et dans lequel le sujet, foncièrement dépossédé de ses compétences langagières et des ses habilités sociales, se réfugie le plus souvent dans des comportements et derrière des propos figés, stéréotypés? etc...etc....)

En écartant définitivement toute forme explicite de positivité ou de négativité face aux choix proposés par son entourage, refusant de partager une réalité régie par le vieux bon sens commun, Bartebly se transforme en une surface de projection pure pour ses semblables.
Voilà peut-être une de raisons essentielles pour laquelle lecteurs et commentateurs continuent de s'évertuer à vouloir le retourner dans tous les sens, à le disséquer interminablement afin d'en extirper son secret de fabrication.

Devenu une sorte d'icône de la «résistance passive» et non-violente, Bartebly incarne souvent l'image d'un «gréviste» dans l'âme.
Avatar de la page blanche qui permet à la fois l'émergence ou la disparition de l'écriture, ancêtre des personnages kafkaïens et beckettiens qui iront progressivement hanter l'imaginaire de la littérature moderne et, pourquoi pas (allons-y !) parangon d'un sujet contemporain dont les expériences subjectives dissolvantes favorisées par un environnement de plus en plus intelligent, désincarné, virtuel et compatissant, lui éviteraient d'avoir à négocier systématiquement avec le réel.. ?

Voyez-vous, moi-même, visiblement encore sous «effet Bartebly», je ne peux m'empêcher de m'y mettre aussi !
Sacré vertige ! Me voici assis depuis un moment déjà en train de réfléchir et d'écrire sur les raisons qui auraient amené un écrivain comme Melville à écrire l'histoire d'un notaire qui avait écrit l'histoire d'un commis aux écritures qui lui «aimait mieux pas» écrire !!!

Quelle histoire ! Quelle humanité !


...
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Une lecture atypique et très réjouissante.
Le personnage de Bartleby est unique par sa façon de faire. Il est si agaçant, impossible à gérer, réfractaire à tout avec sa petite phrase si connue. On ne sait pas par quel bout le prendre. Un homme qui vous donne envie de vous arracher les cheveux.
Une très belle découverte, une écriture magnifique, piquante, pleine d'humour grâce au patron de Bartleby qui nous raconte cette rencontre improbable et inoubliable. Et une fin inattendue.
Un roman à lire à découvrir, un vrai régal.
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