Eli, le Colonel, né en 1836, est le socle et l'exemple des McCullough, une famille suivie sur un siècle et quatre générations. Né d'une famille de la frontière, il est enlevé à 12 ans par les indiens et rééduqué comme un Comanche après le massacre des siens. A 16 ans, quand sa tribu est décimée par les raids incessants et une épidémie de variole, il consent à être vendu pour que les survivants touchent la récompense du retour. Il s'engage chez les Texas Rangers puis les Confédérés. Après la défaite, il se taille un ranch de 100.000 hectares où il a un droit de vie et de mort. Il vit cent ans et traverse toute la saga.
Enfant ou vieillard, Eli décrit le monde sur le ton neutre de la leçon de choses. On voit par ses yeux la vie sauvage dans sa simplicité amorale, souvent édénique, où le tragique est une fatalité. Comme la chasse, le meurtre et le viol sont des actions sans haine, la réponse à des besoins, ou même les manifestations légitimes de la force et l'honneur. A la fin du raid où Eli enfant est fait prisonnier, les Comanches l'adoptent bien qu'il ait tué un des leurs ; ils trouvent sa soeur blessée ; on fait venir un vieil indien qui confirme qu'elle n'est pas transportable ; alors, pour ne rien perdre, on la viole, on la scalpe et on la tue, alors que deux allemandes valides sont emmenées en captivité. Eli vit aux confins de trois peuples : les Comanches, les mexicains et les texans. Les biens - la terre et le bétail qu'elle nourrit - ont autant de valeur que les personnes, un principe qui est aux sources de l'esclavage et de la vengeance, esclavage et vengeance qui passent d'un peuple à l'autre en fonction du nombre, de la ruse et de la puissance de feu. De nombreux massacres sont racontés sans pathos : « Entre eux et nous, des dizaines de tentes piétinées, des morts, des mourants, des cadavres de chevaux, d'autres à l'agonie, le tout dans une cacophonie de gémissements digne d'une foire aux bestiaux » (p 674).
Pete,
le fils cadet d'Eli, est la conscience et donc honte de la famille. Il vit passivement du domaine que le surpâturage a épuisé en une génération. Il est gouverné par deux affects, l'amour et la culpabilité. « Je ne peux pas m'empêcher d'avoir de l'empathie pour les Mexicains. Leurs voisins blancs les considèrent à peu près comme des coyotes qui seraient nés sous forme humaine, et c'est en coyotes qu'on les traite encore quand ils meurent. Mon réflexe est de les soutenir, et pour ça, ils me méprisent. Je me reconnais en eux ; ils se sentent insultés. Peut-être qu'on ne peut pas respecter un homme qui possède ce qu'on n'a pas » (p 236). « Mon père est parfaitement normal : ça lui vient naturellement. le problème, ce sont les gens comme moi, qui ont cru pouvoir s'émanciper des diktats de l'instinct, échapper à leur nature » (p 725).
Jeannie, l'arrière-petite-fille du Colonel, sa confidente dans son enfance, devient une femme ombrageuse et seule, finement présentée dans son impulsivité et ses hésitations. Après deux générations d'hommes incapables, elle hérite de terres exsangues quand survient la révolution du pétrole : « Elle puisait dans le sol quelque chose qui ne servait à rien et le ramenait à la surface, à la lumière, où il prenait du sens. C'était une forme de création. C'était toute sa vie » (p 130). Secrètement incertaine et souvent surprise dans son rapport à autrui, elle est confiante en son instinct, convaincue de la légitimité de la fortune et de la loi du plus fort : « Elle avait fait le tour du Moyen-Orient (…), elle était rentrée perturbée. Là où vingt ans plus tôt on ne voyait que des hommes à dos de chameau, il y avait aujourd'hui des immeubles, des tas d'ordures partout, et des gens qui vont regardaient d'un oeil noir à chaque coin de rue. C'était le problème, avec la télévision : tout le monde voyait ce que vous preniez. Ce que voyaient les arabes, c'étaient de riches étrangers acheter leur pétrole à dix cents le baril est le revendre dix fois le prix » (p 708). Elle énonce pour l'auteur une religion pessimiste : « Quand bien même Dieu existerait, c'était grotesque de prétendre qu'il aimait l'humanité. Ce pouvait aussi bien être tout le contraire ; il pouvait aussi bien systématiquement nous tromper. Penser qu'un être tout-puissant créerait un monde pour d'autres que lui, qu'il passerait son temps à s'occuper de créatures inférieures, ça allait à l'encontre du sens commun. Les forts prenaient aux faibles ; il n'y avait que les faibles pour ne pas comprendre. Si Dieu existait, quelque part, il était exactement comme les Grecs et les Romains l'avaient imaginé : un arnaqueur, un grand frère toujours en train d'inventer quelque nouveau châtiment » (p 711).
Hors des trois personnages, le roman est l'éloge d'une nature grandiose et impavide. le regard du Colonel sur le paysage, la flore et la faune est d'une fraicheur sans apprêt. L'auteur nous informe longuement, dans un style documentaire, sur les moeurs et les techniques de guerre des Comanches, mais il ignore leur mythologie et leur religion. Un autre défaut bénin, commun dans le roman américain, est l'alternance des personnages et des thèmes à chaque chapitre, maintenant la chronologie dans une valse à trois temps. La fin de la saga est une suite de catastrophes, l'écroulement d'un monde. «
Le fils », modèle enfant d'un surhomme « qui vaudrait mille hommes aujourd'hui », apparaît aux dernières lignes de ce splendide roman.