Tout retranchement est-il une fuite plus ou moins assumée du risque que comporte toute relation humaine? Toute relation humaine ne peut –elle reposer que sur une promesse compromettante ou une menace intimidante ?
L'enjeu est-il de rester hors jeu ou de se mettre tout entière en jeu ?
Ce sont les questions, lancinantes, retournées dans tous les sens comme des gants mouillés ou des vêtements qui grattent, par la narratrice du Grand jeu, retranchée dans sa montagne et son abri high tech, équipée de tous les outils qu'il faut pour pourvoir à sa survie en milieu extrême – la haute montagne alpine- et nantie de l'équipement le plus sophistiqué d'escalade pour lui permettre de défier l'ennui.
Le face à face avec le milieu, le climat, les saisons, la faune et la flore occupent une première partie du livre : on robinsonne allègrement dans une sorte d'enfance retrouvée ou de paradis perdu, avant l'arrivée de l'homme – ou de la femme.
Mais déjà des questions existentielles hantent cet espace concret, elles viennent régulièrement rompre, pour la narratrice, la prise en main de son « domaine », mettent parfois en doute sa méthode (cartésienne), ou à l'épreuve son désir d'ataraxie…ah ce terrible divertissement (pascalien) qui vous tire insidieusement hors de toute contemplation des deux infinis ..et ce doute qu'il faut endormir à coup de rhum, cette subjectivité de la peur qui se réveille , comme, chez
Montaigne, le vertige du sage suspendu entre les tours de Notre-Dame…
Non, je ne vous joue pas les pages roses de la philosophie scolaire :
Céline Minard est philosophe de formation et son Grand Jeu est une sorte de pari pascalien, non sur l'existence de Dieu, mais sur la nécessité de la relation humaine.
Car tout est là : Robinson, le refuge, le potager, la baignoire improvisée, les terrasses conquises sur la paroi, plus près du ciel , tout cela cache, un temps, la raison profonde de cet érémitisme forcené : fuir les autres, fuir l'autre.
En effet, mieux vaut endurer la grêle, la foudre, la brûlure du vent ou du soleil, l'humidité sournoise des brumes ou la lessive radicale des pluies que risquer de croiser un idiot, un imbécile, un fou, un prédateur. Et d'y perdre son intégrité, son identité.
C'est pourtant l'autre, une autre, - un peu folle, un peu nonne, un peu bonze, un peu chamane, un peu stylite, un peu funambule- , que notre narratrice va rencontrer, après l'avoir épiée, pistée, approchée, comme à la chasse. Et qu'elle « rencontre » finalement comme un animal en rencontre un autre- incroyable scène, farouche et forte.
Une autre qui va l'entraîner dans un Grand Jeu, audacieux, vertigineux. Vital ou mortel. Mais sans l'enjeu d'une promesse, sans la contrainte d'une menace.
Un Jeu gratuit, librement consenti, excitant et féroce comme la vie.
J'ai lu d'une traite le livre encore une fois extrêmement original et très bien écrit de
Céline Minard. Il m'a laissée à la fois fascinée et perplexe.
Dans
Faillir être flingué, on assistait à la lente émergence d'une vie sociale, à partir d'un chaos, d'un imbroglio de personnages, d'un fouillis d'existences individuelles – on assistait à la naissance d'une ville du wild, wild west- , et on s'arrêtait au bord du cliché- le western.
Dans
le Grand Jeu, c'est l'inverse.
On part d'un cliché : la régression infantile de la « cabane" isolée, du refuge perdu - le retour volontaire à la vie « sauvage » mais avec tous les atouts de la technologie et de la civilisation- et on aboutit à une relation primitive, originelle, presque mutique, animale, qui met tout en danger, au bord du vide et du chaos, mais qui donnera peut-être LA réponse aux questions…
En revanche, cette méthode qui mène du très ordonné, très maniaque, très obsessionnel au border line absolu –rhum, shit, voltige et lâcher-prise – si elle fascine davantage, met la narratrice, comme le lecteur, en porte-à-faux.
Il faudrait plus en dire, ou en dire moins- les questions m'ont souvent paru une redite, voire même un « truc »… la pensée n'y progresse guère, et notre compréhension non plus.
Petit défaut de construction ? Ou travail de sape volontaire ?
Reste une écriture incroyablement maîtrisée- parfois un peu trop technique pour qui n'est pas un familier de l'alpinisme de haut niveau - une langue belle et captivante, même si elle nous lâche cruellement dans le vide final, après nous avoir séduits.
Ecriture-promesse et rupture-menace…en parfaite osmose avec le sujet !