Je lui ai pris sa valise. Nous n’avions pas besoin de nous parler. Nous étions partis à pied de Saint-Maur, 35, avenue du Nord, et nous avions mis vingt ans pour arriver au 76, boulevard Sérurier. La valise me paraissait beaucoup plus légère que l’autre. Si légère que je me demandais si elle n’était pas vide. À mesure que passent les années, vous finissez sans doute par vous débarrasser de tous les poids que vous traîniez derrière vous, et de tous les remords.
... je me demande pourquoi certains livres ou certains objets s’obstinent à vous suivre à la trace toute votre vie, à votre insu, alors que d’autres, qui vous étaient précieux, vous les avez perdus.
Il me semble aussi qu’au cours de ces années 1963, 1964, le vieux monde retenait une dernière fois son souffle avant de s’écrouler, comme toutes ces maisons et tous ces immeubles des faubourgs et de la périphérie que l’on s’apprêtait à détruire. Il nous aura été donné, à nous qui étions très jeunes, de vivre encore quelques mois dans les anciens décors.
J’ai pensé de nouveau à ces tableaux près des guichets du métro. À chaque station correspondait un bouton sur le clavier. Et il vous fallait presser le bouton pour savoir où vous deviez changer de ligne. Les trajets s’inscrivaient sur le plan en traits lumineux de couleurs différentes. J’étais sûr que, dans l’avenir, il suffirait d’inscrire sur un écran le nom d’une personne que vous aviez croisée autrefois et un point rouge indiquerait l’endroit de Paris où vous pourriez la retrouver.
J'ai eu la certitude que j'étais revenu dans le passé par un phénomène que l'on pourrait appeler l'éternel retour ou, simplement, que pour moi le temps s'était arrêté à une certaine période de ma vie.
Un jour, sur les quais, le titre d’un livre a retenu mon attention. Le temps des rencontres. Pour moi aussi, il y a eu un temps des rencontres, dans un passé lointain. À cette époque, j’avais souvent peur du vide. Je n’éprouvais pas ce vertige quand j’étais seul, mais avec certaines personnes dont justement je venais de faire la rencontre.
Elle posait de bonnes questions, comme un acupuncteur connaît les endroits précis où il faut piquer les aiguilles.
J'ai longtemps été persuadé que l'on ne pouvait faire de vraies rencontres que dans la rue.
Un jour, sur les quais, le titre d’un livre a retenu mon attention, Le Temps des rencontres. Pour moi aussi, il y a eu un temps des rencontres, dans un passé lointain. À cette époque, j’avais souvent peur du vide. Je n’éprouvais pas ce vertige quand j’étais seul, mais avec certaines personnes dont justement je venais de faire la rencontre. Je me disais pour me rassurer : il se présentera bien une occasion de leur fausser compagnie. Quelques-unes de ces personnes, vous ne saviez pas jusqu’où elles risquaient de vous entraîner. La pente était glissante. Je pourrais d’abord évoquer les dimanches soir. Ils me causaient de l’appréhension, comme à tous ceux qui ont connu les retours au pensionnat, l’hiver, en fin d’après-midi, à l’heure où le jour tombe. Ensuite, cela les poursuit dans leurs rêves, parfois pendant toute leur vie. Le dimanche soir, quelques personnes se réunissaient dans l’appartement de Martine Hayward, et moi je me trouvais parmi ces gens-là. J’avais vingt ans et je ne me sentais pas tout à fait à ma place. Un sentiment de culpabilité me reprenait, comme si j’étais encore un collégien : au lieu de rentrer au pensionnat, j’avais fait une fugue. Dois-je vraiment parler tout de suite de Martine Hayward et des quelques individus disparates qui l’entouraient, ces soirs-là ? Ou bien suivre l’ordre chronologique ? Je ne sais plus. Vers quatorze ans, je m’étais habitué à marcher seul dans les rues, les jours de congé, quand le car du collège nous avait déposés à la Porte d’Orléans. Mes parents étaient absents, mon père occupé à ses affaires, tandis que ma mère jouait une pièce dans un théâtre de Pigalle. J’ai découvert cette année-là – 1959 – ce quartier de Pigalle, le samedi soir, pendant que ma mère était sur scène, et j’y suis souvent retourné les dix années suivantes. Je donnerai d’autres détails là-dessus si j’en ai le courage. Au début, j’avais peur de marcher seul mais, pour me rassurer, je suivais chaque fois le même itinéraire : rue Fontaine, place Blanche, place Pigalle, rue Frochot et rue Victor-Massé jusqu’à la Boulangerie, au coin de la rue Pigalle, un drôle d’endroit qui restait ouvert toute la nuit, et où j’achetais un croissant,
Je pourrais d’abord évoquer les dimanches soir, ils me causaient de l’appréhension, comme à tous ceux qui ont connu les retours au pensionnat, l’hiver, en fin d’après-midi, à l’heure où le jour tombe.