Alan Moore est le grand chouchou du blog : toutes ses oeuvres chroniquées ont jusqu'ici été auréolées du glorieux tampon « lu & approuvé », et je connais peu de scénaristes de bande dessinées capables de m'avoir fait ressentir des émotions plus fortes que ce barbu à moitié fou. Et ça ne risque pas de s'arrêter quand cet hérétique d'anglais décide de nous dévoiler son jardin secret : un jardin qui ressemble moins à celui de la reine qu'à la jungle du King Kong de
Peter Jackson.
Wendy, Alice et Dorothy se rencontrent au Himmelgarten, un hôtel autrichien tenu par M. Rougeur, sympathique français disposant de mystérieux petits livres blancs dans les chambres de ses locataires. Toutes trois se lient d'amitié… tout en se faisant l'amour : en effet, elles sont habituées aux, disons, choses de la vie, en raison de leur jeunesse dévergondée, la première après avoir rencontré un garçon nommé Peter, la deuxième après avoir été la victime d'un Jeannot Lapin qui n'avait rien d'une peluche, la troisième en partant conquérir le coeur d'un mystérieux magicien…
Si tout ça ne vous rappelle rien, allez tout de suite vous faire flageller par le curé sadique le plus proche :
Filles perdues n'est ni plus ni moins qu'une réécriture érotique (et disons-le quand même, parfois carrément pornographique) de
Peter Pan, Alice au pays des merveilles et le Magicien d'Oz réunis ; et comme s'il n'y avait pas assez de mises en abyme, il faut aussi y ajouter l'insertion de récits, complets ou par extraits, du livre de M. Rougeur. L'auteur raconte que l'idée lui était venue parce qu'il en avait marre de voir du porno beauf, moche et mal fichu ; la sexualité, pour lui, devait être montrée comme quelque chose d'harmonieux et de féérique. Est-ce qu'il y a réussi ?
Je précise que je ne suis pas un grand consommateur de contenu sexuel. Mon seul véritable contact avec le monde merveilleux de Jaquou et Miguel a été le jour où mon aimable camarade de classe, Gaston Royer pour ne pas le nommer, a décidé avec quelques complices de mettre l'affiche de Pascal le grand frère pineur en guise de fond d'écran sur mon smartphone. Quant au genre simplement érotique, je n'y ai pas trempé mon nez en-dehors de quelques films (généralement des courts-métrages) et bandes dessinées. Je vous présente donc toutes mes excuses si je dis une connerie sur ces sujets-là et vais essayer de m'en tenir un maximum aux domaines que je connais, à savoir la dramaturgie et les autres thématiques.
Commençons par dire les qualités.
Alan Moore est toujours un aussi grand scénariste : chaque chapitre est l'occasion d'un nouvel exercice de style. Ne suggérer que la sexualité qu'en utilisant des cases en gaufrier montrant uniquement un miroir et ce qu'il reflète, mettre en parallèle deux histoires érotiques différentes en coupant chaque page en deux, faire une métaphore filée entre un plan à trois sous opium et un évènement historique crucial… de manière plus générale, il faut souligner l'extraordinaire crescendo des scènes de sexe, de plus en plus nombreuses et délirantes à mesure que l'album progresse, jusqu'à une gigantesque orgie de 100 pages où se mélangent béatitude et écoeurement. Et l'humour n'est pas en reste : il y a cette scène d'ombres chinoises montrant ce qu'un personnage rêve de faire à un autre, ou encore cette enculade à la queue leu leu juste au moment où… Oh, mais je n'en dis pas plus !
Mais si l'écriture ne vous paraît pas déjà assez sous contrainte, imaginez-vous qu'en plus Moore était face au défi suivant : garder le canevas et les thématiques-phares des aventures des trois héroïnes des plus célèbres contes de fée anglo-saxons + insérer du sexe à chaque épisode marquant + leur donner une psychologie crédible, ce qui n'est ça non plus guère courant dans l'univers enchanté de Blanche-Fesse et les sept mains. Et il y parvient : Wendy tente de se défaire de désirs de plus en plus malsains auxquels elle succombera si elle n'apprend pas à devenir une adulte, Dorothy veut voyager toujours plus loin dans ses fantasmes même si cela doit lui faire perdre pour toujours ce qui lui est familier, et Alice pour se remettre d'un viol s'évade dans une société parallèle où tout le monde baigne dans une folie aussi excitante qu'inquiétante. En se rencontrant au Himmelgarten, les trois personnages sont loin de se rendre compte qu'ils vont enfin pouvoir exorciser leurs démons.
Bien sûr, le message rejoint comme toujours les convictions humanistes de Moore, celui-ci étant bien décidé à appliquer à la lettre le vieux proverbe disant de faire l'amour plutôt que la guerre. Nous sommes en 1914 juste avant que l'Europe ne s'embrase : le virilisme des hommes est sans cesse ridiculisé par l'auteur, montrant de grands bourgeois exagérément sérieux et machistes, frustrés sexuellement, engoncés dans des principes hypocrites et meurtriers. L'univers des femmes, du lesbianisme et de l'efféminé M. Rougeur y forme une riposte flamboyante, montrant que la recherche du plaisir pour soi et ses partenaires est infiniment préférable à la destruction de soi et des autres au nom de dogmes absurdes.
Il faut ajouter enfin le travail de sa femme aux illustrations,
Melinda Gebbie. Chacun des trois récits possède une atmosphère différente : celui d'Alice est dans un style « normal » avec un gaufrier de 1×3 cases permettant des plans très larges, celui de Wendy est composée de triptyques surmontés d'un en-tête où les contours des dessins sont forts, rappelant ceux de l'Art Nouveau ; celui d'Alice, enfin, possède des cases en ovale, évoquant un miroir, et des contours moyennement prononcés. Et c'est sans compter les multiples peintures et gravures dans d'autres styles très différents…
Maintenant que j'ai dit ce qui va, voici pourquoi j'ai nettement moins adhéré à cette BD que les précédentes. Commençons d'abord par ce qui est sans doute le plus subjectif : je n'accroche pas au style de Gebbie. du tout. Au début, je me disais, ça me passera, tout comme ça m'était passé pour Gibbons, pour O'Neill et pour Lloyd ; mais rien à faire. Ses personnages sont raides, les tons pastels donnent au tout une allure artificielle, presque mièvre. Certaines gravures laissent pourtant deviner qu'elle est capable d'une finesse bien plus grande ; bref, je suis resté sur ma faim de ce côté-là.
Et puis il y a quand même pas mal de fantasmes tordus. M. Rougeur se fait le porte-voix de l'auteur en disant : « Ce n'est pas grave, puisque c'est de la fiction ». Mais justement, Moore est bien placé pour savoir mieux que quiconque que la fiction influence le réel ! Et ce n'est pas pour rien qu'on parle aujourd'hui de faire du « porno éthique » : les demoiselles en avaient marre de subir en permanence des représentations dégradantes ou discriminantes. En 300 pages seulement, nous avons un nombre impressionnant de scènes d'inceste et de zoophilie, sans parler des partenaires parfois très jeunes et ne donnant au départ pas toujours complètement leur consentement. Moore rappelle (et Dieu merci) que la pédophilie est quelque chose de criminel, et qu'il faut s'assurer que la personne qui couche avec vous en ait vraiment envie ; mais il joue très souvent avec une zone grise qui m'a personnellement mis extrêmement mal à l'aise.
Alors est-ce que je recommande
Filles perdues ? C'est compliqué. D'un côté il y a cette performance technique incroyable, assortie à un très beau message final, avec des personnages soignés et attachants ; de l'autre, il y a ce parasitage de l'oeuvre par des fantasmes malsains généralement inutiles au récit. Bon bah ma foi… Allez le lire si vous avez les tripes bien accrochées et si possible plus de 18 ans. Après tout, c'est pour votre culture…
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