Tout d'abord, je voudrais attirer votre attention sur la narration, dans le livre de
Mouawad. Nous savons qu'il s'agit d'une pièce de théâtre, or, il y à sans cesse alternance entre les personnages du passés, qui vivent dans le passé, et ceux du présent. Ainsi, lorsque Nawal Marwan est à la recherche de son fils à travers son pays, et qu'elle s'adresse à son amie, il semble qu'elle s'annonce en réalité à sa fille Jeanne. C'est très perturbant car en tant que lecteurs, nous sommes immiscés dans une histoire poignante de famille et d'héritage. Nous suivons ainsi, à travers des échanges, de simples dialogues, l'histoire passée d'une femme et de son amour perdu, de son enfant enlevé, et l'histoire présente de ses deux enfants : Jeanne, et Simon, qui recherchent leur père qu'ils croyaient inexistant, et leur frère dont ils n'avaient jamais entendu parler.
Autre chose à propos de la narration : cette drôle de manie de rajouter des « fuck » dans chaque phrase, chez Simon, ou bien les phrases idiomatiques mal maitrisées du soi-disant notaire Lebel. Sachez que ce livre est un livre qui vous prend les tripes, les fourre dans un seau, et le remue dans tous les sens, jusqu'à ce que votre bouillie intestinale n'existe même plus.
Cette femme qui meurt a elle-même suivi les conseils qu'on lui a donné. Plus jeune, lorsqu'on lui enlève son enfant à seize ans, elle apprend à lire, à écrire, et revient graver sur la tombe d'une amie proche son nom. Belle apologie de la connaissance, du savoir, de ce qui permet de lutter, de montrer la « colère des femmes », selon
Mouawad. J'ai beaucoup apprécié cette idée, l'idée que mêmes seule, cette femme s'est servie de la seule chose qu'elle avait : les livres, pour chercher son fils, pour voyager dans le pays.
Le coté ethnique qui émane du livre est très plaisant et imprègne immédiatement le lecteur. Les enfants sont canadiens, soit, et on l'endend comme il se doit. Mais lorsque nous suivons les analepses pour rejoindre Nawal, et que nous les entendons parler, c'est comme si leur accent venait jusqu'à nos oreilles, comme s'il se créait dans notre esprit, alors qu'on ne l'entend pas tous les jours. Les mots de ce livre sont comme des coups de couteaux, et beaucoup de phrases me restent à l'esprit longtemps après sa lecture, par leur force, et leur véracité.
Le thème principal abordé dans le livre serait, selon moi, l'amour et la haine. Dans la recherche de leur père, Jeanne met de côté sa haine envers sa mère, qui s'est tue si longtemps, pour comprendre cette absence de parole, pour comprendre ce qui finalement était de la douleur. de même, Simon, n'y tenant plus, se révèle lui aussi curieux, et oublie sa colère quand il comprend que son frère existe bel et bien. le livre aborde par la suite des sujets quasi-tabous, des choses dont on ne parle pas. le viol, la guerre, les massacres, sont évoqués avec tant de facilités qu'ils en deviennent choquants. Et pourtant les yeux glissent sur la page. Nous apprenons avec horreur comment Nawal sortit de justesse d'un bus aspergé d'essence à laquelle une milice mit le feu. Nous apprenons avec dégout comment cette pauvre femme, prise pour une réfugiée, finit en prison alors qu'elle recherche son fils.
La superposition des intrigues est saisissante, et on oscille entre la véritable histoire de Nawal, incarcerée et violée par un gardien, l'histoire de Jeanne, qui parcourt son pays et écoute le silence de sa mère, enregistré sur des cassettes par un professeur de théâtre, et celle de Simon, le colérique finalement curieux, qui arrête temporairement la boxe car le passé ne peut être refoulé.
L'enfance est un couteau planté dans la gorge qu'il est difficile de retirer.
Et seule la solution à cette énigme délivrera la Nawal décédée, et les deux enfants. Mais c'est l'amour qui, par-dessus tout, prône dans ce « livre de la colère ». Lorsque le lecteur apprend avec la plus grande surprise, que Nawal eut deux enfants du gardien de prison, lesquels furent épargnés de la noyade, il comprend qu'il s'agit de Simon et Jeanne. On ne peut que rester ébahis face à cela. Ce qui rend la chose encore plus étrange, c'est que l'homme qui devait les noyer raconte lui-même qu'il n'a pas pu. Y a-t-il alors une part d'humanité dans les hommes les plus bestiaux ? Peut-être est-ce un signe d'espoir.
Je ne sais pas si c'est une chose que l'on attribue aux femmes des tribus, ou aux femmes en général, si c'est là le message que
Mouawad voulut transmettre, mais il résulte que, ces deux enfants nés dans la colère, Nawal les aime. Et lorsqu'elle apprend que son fils qu'elle chercha si longtemps, ne sachant que faire de sa vie, fut éduqué par l'armé, puis envoyé en prison en tant que gardien…. Elle lui pardonne. Elle pardonne ce fils pour être son violeur, le frère de Simon et de Jeanne, mais aussi leur père. Pourquoi ? Parce-que ce fils-là est né dans l'amour, et un amour trop rapidement rompu.
Dans les deux lettres rédigées à sa mort, sa colère est évidemment présente, mais à travers la mort, cette femme est heureuse lorsque l'on découvre son secret, lorsque l'on recolle les morceaux de sa vie brisée, ses morceaux séparés : c'est-à-dire lorsque l'on réunit sa famille. Cette famille a peut-être subi la colère et les choses sont arrivées parce qu'elles le devaient. Il y eut des choix non voulus : peut-être son fils ne l'aurait-il pas violée, s'il la connaissait ?
Dans la plus terrible des histoires, l'amour subsiste donc. Peut-être est-ce une morale à retenir. de tous les sentiments, même si la colère et la haine sont effroyables, le plus fort reste l'amour, et celui d'une mère est irremplaçable, et inimitable. Il se peut que
Mouawad ne dresse pas l'apologie de l'amour maternel, mais simplement des images de vies brisées, et les images de la force des tribus indigènes.
Reste que son livre, bouleversant et mystérieux, n'est à mon avis totalement compréhensible qu'après de multiples lectures.
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