Le cycle Domestique se compose des cinq membres de ma famille : le père, la mère, la sœur, le frère et moi. Or, si tous ont effectué en substance le même parcours – un départ du Liban pour la France puis le Québec –, aucun ne raconte les mêmes souvenirs de la même manière. Le récit en devient tellement chaotique, polyphonique devrais-je dire, que j’ai eu envie de raconter les points de vue de chacun ; non pour les opposer mais au contraire les exposer, sans qu’ils n’aient à rencontrer de contradiction. À l’instar de Seuls et Sœurs, je voulais coller à la réalité en partant cette fois de ma mère. Mais c’était oublier une autre réalité qui est celle du théâtre, qui fait dériver doucement le récit vers la fiction alors même qu’on est convaincu de rester dans la biographie. J’ai d’abord voulu par exemple recréer l’atmosphère du véritable appartement, celui-ci ayant cristallisé dans ma mémoire toutes mes sensations d’alors. Débarquer d’un pays du bout du monde pour habiter dans le 15e arrondissement un immeuble de style haussmannien avec concierge, ascenseur et moquette avec bosses, alors que j’avais passé toute mon enfance dans une forêt peuplée d’animaux, a pour moi été une expérience lunaire. Mais reproduire cet univers trop réaliste annihilait toute possibilité de poésie. Nous avons donc simplifié et abstrait pour créer du vide et ouvrir l’écriture. Mère est en quelque sorte le fruit de deux notions qui me sont chères : la dérive et l’accumulation. Au mot « dérive », dans le dictionnaire, on trouve cette définition : variation lente d’une grandeur. Au-delà du fait d’être fasciné par la présence d’une phrase aussi poétique dans le dictionnaire, j’ai d’abord interprété le mot « grandeur » comme « beauté », avant de réaliser qu’il s’agissait d’une mesure. Variation d’une mesure. Ce n’est pas sans lien avec cette image que j’aime bien, celle du « sac à dos » : chacun de nous en porte un, vide au début ; mais chaque jour, des événements, des personnes, la vie, ajoutent des petits cailloux si imperceptiblement qu’on ne sent jamais le poids s’additionner ! Les années passant, on ne sait plus pourquoi on se sent mal, n’ayant même plus conscience de la présence du sac. Le jour où un événement immense survient, – la personne dont vous êtes secrètement amoureux vous déclare son amour – le poids du sac s’évapore en un instant et vous ressentez une légèreté inédite. Mais quand cette histoire d’amour s’achève, tout le poids du sac soudainement écrase vos épaules. Alors on s’interroge sur son existence, et sur son contenu. On découvre les cailloux, et on tente de se souvenir de l’histoire liée à chacun d’eux. Mère est aussi cette tentative.
Wadji Mouawad est dramaturge, romancier, metteur en scène, Grand prix du théâtre de l'Académie française et il dirige actuellement le Théâtre national de la Colline depuis 2016. Cet homme d'origine libanaise est venu donner son point de vue sur la question "Que faire de notre héritage culturel?". "On a semé en moi la graine de la détestation, qui consistait au fond à détester tout ce qui n'était pas de mon camp et mon clan", a expliqué Wadji Mouawad, qui a grandi au Liban pendant la guerre civile, dans une "culture de la détestation". Aujourd'hui, il a choisi de réfléchir à la manière dont son héritage personnel l'encombre dans la situation que nous vivons actuellement, et notamment le conflit israélo-palestinien, et plus particulièrement depuis les attentats du 7 octobre 2023. Selon lui, il n'est pas possible d'être neutre du fait de notre héritage. Après ce constat, il en vient à se poser la question suivante : "Est-ce que notre héritage ne devient pas un obstacle à notre capacité à l'empathie?".
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