C'est un texte original, parfois brut, parfois poétique. L'auteur retrace la fin de vie d'une amie beaucoup plus jeune que lui, une comédienne d'origine arménienne, libre et inspirante. J'ai aimé cette amitié improbable, l'écriture est à la fois douce, pudique, mais ne nous épargne pas la dureté de la maladie d'Alzheimer.
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Quand je pense à notre rencontre, je m’aperçois qu’il y avait déjà, en germe, tout ce que nous vivons ensemble aujourd’hui. C’était il y a plus de dix ans, dans un monastère de la vallée de la Roya. J’étais en résidence d’écriture et tentais de la prolonger tant que je pouvais car je n’avais plus ni appartement ni travail à Paris, ni même une petite somme de côté, suffisante pour revenir et tenir quelques jours en attendant de trouver une solution. Et puis j’y étais bien, au monastère franciscain de Saorge: il y avait de plus en plus de légumes au potager, j’allais bientôt pouvoir tremper mes pieds dans la rivière, on allait même en Italie à pied en passant par un col, les montagnes tout autour m’étreignaient sans m’étouffer, une lune de neige était encore accrochée au sommet de l’une d’elles, deux ânes brayaient tous les matins devant la grande porte du cloître comme dans un rêve que j’avais fait quelques mois plus tôt, des écrivains que j’aimais lire passaient y séjourner, et le directeur s’absentait de temps en temps, me laissant seul dans l’immense bâtiment, où je faisais des photos dans les couloirs austères ou l’église baroque à la nuit tombée. J’avais rompu mes derniers liens amoureux, perdu bon nombre d’amis, et fui la situation pour venir écrire ici. À la fin de chaque mois, je demandais au directeur, Jean-Jacques Boin, si je pouvais rester un peu plus ; il acceptait sans me poser de question. Hkz lui avait demandé si elle pouvait venir avec dix jours d’avance; il avait dit oui. Il fumait son cigarillo en chantonnant dans les couloirs du monastère, plus préoccupé par la vie des lieux que par le respect des protocoles administratifs. Hkz devait lire les Élégies à l’occasion du Printemps des Poètes. Je l’ai crainte un peu d’abord, quand elle est arrivée. Je m’étais fait au calme du lieu, j’avais passé ici quelques jours entièrement seul et il avait neigé, je n’étais pas prêt à voir débarquer tant d’histoires parisiennes en un endroit si reculé.
Et pourtant les années qui suivirent ressemblèrent à un legs. À chaque fois que nous nous voyions, elle me livrait un nouveau pan de son existence, dont je devins, au fur et à mesure, l’un des dépositaires privilégiés. Bien sûr il y avait de grands noms, Patrice Chéreau, Jacques Rivette, Samuel Beckett, Roger Blin, Laurent Terzieff, Jean Babilée, Artavazd Péléchian, mais on ne s’y arrêtait pas plus que sur les autres, on ne les idolâtrait pas en tremblant d’admiration pieuse, on les évoquait seulement pour dire ce qu’ils avaient à voir avec elle, ce qu’ils lui avaient appris ou ce qu’elle avait fini par leur faire comprendre, au même titre que les clochards qui peuplaient le square en face de chez elle, ou la gardienne de son immeuble, Anna Rocha, et sa fille, Annabelle, ou l’enfant dans la rue, le chat, l’oiseau, le moucheron, son petit frère qui lisait Sciences et Vie dans le bois de Meudon: tout ce qui vit l’intéressait.
Le monde est mal équilibré : les gens veulent parler plus qu'ils ne sont capables d'écouter. Néolibéralisme intime : l'offre est toujours supérieure à la demande.
« Toto perpendiculaire au monde » d'Antoine Mouton,
Parution le 3 mars 2022