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EAN : 9791094936061
279 pages
Les Éditions Bleu & Jaune (22/11/2017)
4.5/5   5 notes
Résumé :
Itinéraire d'une famille et témoignages de survivants.

HOLODOMOR est le terme qu'utilisent les Ukrainiens pour désigner le génocide contre le peuple ukrainien.
Philippe et Anne-Marie Naumiak, enfants d'un survivant du Holodomor qui a vécu en France pendant plus d'un demi-siècle, font le choix de témoigner pour l'Histoire :
"Notre démarche n'est pas une quête de racines que nous n'avons, du reste, jamais oubliées. C'est un retour que nou... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (3) Ajouter une critique
Enfant dans les années 50, j'ai grandi à Paris dans un milieu ouvrier et mon père était coco. Aujourd'hui encore, je garde un souvenir ému de cette période de ma vie : la franche camaraderie du monde ouvrier, la Fête de l'Humanité juchée sur les épaules de papa, les Choeurs de l'Armée Rouge... Ah, les Choeurs de l'Armée Rouge ! J'en frissonne encore d'émotion, "Plaine ô ma plaine...", j'étais à des lieues de mesurer toute la souffrance qui planait sur ce chant magnifique.

Adolescente, je rêvais toujours du grand soir...
"Du passé faisons table rase,
Foule esclave, debout, debout
Le monde va changer de base,
Nous ne sommes rien, soyons tout.
C'est la lutte finale ;
Groupons nous et demain
L'Internationale
Sera le genre humain."
Comme il était beau et grand mon idéal que je défendais le poing levé et le front haut, étouffée par mon ignorance et confortée dans l'existence facile dont jouissait la petite parisienne dogmatique que j'étais.

Même aveuglement borné de 17 à 25 ans alors que ces huit années proche de la famille de mon premier amour auraient dû me faire douter de mes "convictions". Le père de celui-ci était d'origine ukrainienne : Vladimir Atamaniuk était arrivé en France dans le milieu des années 30 à l'âge de six ans, ne parlant pas un mot de français. Quand je l'ai connu il avait un garage de carrosserie-tôlerie, rue de l'Égalité (un signe) et pour tout le quartier, il était M'sieur Vladi, un homme apprécié de tous, travailleur, bon père de famille et qui...taisait obstinément toute la partie de sa vie liée à son enfance. Je viens de comprendre maintenant que si je connaissais bien M'sieur Vladi, je n'ai jamais "rencontré" Vladimir.
Je ne me suis pas plus posée de questions quand nous allions voir sa grand-mère Ioulia, avec son éternel fichu sur la tête, son tablier à fleurs et qui, malgré toutes ces années en France ne s'était jamais départie de son accent ukrainien. Je trouvais incongrue cette manie qu'elle avait de cacher dans ses placards, ses armoires, des quantités astronomiques de conserves, de denrées pour la plupart périmées et même du pain rassis ou du beurre rance, comme s'il y allait avoir la guerre demain. Ça me suffisait de penser que la vieille dame était un peu folle. Je sais maintenant que c'était le symptôme des survivants du Holodomor.

J'écrasais de mon mépris ceux qui tentaient de m'ouvrir les yeux sur les pratiques staliniennes ou maoïstes et la réalité de la dictature communiste. Je leur ricanais au nez en niant tout en bloc, les renvoyant à "leur trouille et à leurs fantasmes réactionnaires".
Ma ferveur a commencé a s'étioler timidement dans le début des années 70 à peu près au même moment où Yves Montand - notre icône - a reconnu officiellement son aveuglement face au Stanilisme. Aveu (tel le titre de son film) qui lui a valu pour les communistes français, tel mon père, d'être considéré comme un traître à la cause.
Cette prise de doute liée à ma curiosité et à ma passion de la lecture a, rapidement et définitivement, mis un terme à mon étroitesse d'esprit et détruit à jamais en moi toute volonté d'adhésion bornée à une idéologie quelle qu'elle soit.

Ce que je viens d'écrire n'est pas dans l'intention de vous raconter ma vie ni dans l'idée de m'auto-flageller mais pour confirmer que tout ce dont témoignent Philippe et Anne-Marie NAUMIAK dans le chapitre "Le déni de mémoire ou de la difficulté d'être Ukrainien en France", est l'absolue vérité. Je le sais parce que je l'ai vécu et y ai participé. Participé sans réelle méchanceté mais par pur esprit dogmatique tel que l'on peut en être capable quand on est jeune, ignorant et un peu trop bêtement idéaliste.

En 2008, mon fils alors âgé de 24 ans, a entrepris un périple à travers l'Europe dans sa petite Kangoo qu'il avait lui-même aménagée de manière à pouvoir y dormir et manger à moindres frais. Le hasard l'a conduit à Uzhgorod, à la frontière de la Slovaquie et de l'Ukraine. Là, dans des circonstances totalement ubuesques que je ne développerais pas ici car ce n'est pas le sujet, il s'est retrouvé emprisonné durant quatre jours puis assigné à résidence durant plus deux mois à Uzhgorod. À noter qu'à cette même période huit autres jeunes Français ont été victimes des mêmes abus de pouvoir orchestrés par les douanes, la police et le système judiciaire ukrainien toujours aussi véreux malgré l'arrivée au pouvoir du Président Viktor Iouchtchenko (2005-2010) pourtant déterminé à lutter contre cette corruption. Force est de constater que les manières russes sont toujours aussi actives en terre d'Ukraine et que le premier à en souffrir est le peuple ukrainien lui-même.
Seul le fait que l'Euro était, à cette époque,sept fois supérieur au Hryvnia nous a permis de sortir notre garçon de ce mauvais pas. Nous avons, en effet, très vite compris que ce pays n'était pas un état de droit et que seule notre acceptation des règles du jeu (de leur jeu) et quelques milliers d'euros, nous permettraient d'obtenir les bonnes grâces des fonctionnaires locaux en place et d'envisager une issue heureuse.
Je voue une reconnaissance infinie à Igor, Iegor, Oksana, Irina, dont l'humanité et le soutien nous ont aidés à ne jamais perdre espoir. Irina et moi avons correspondu par mail pendant deux ans jusqu'à ce que je sente qu'il fallait y mettre un terme car la liberté de parole dont je jouissais en tant que Française pouvait la mettre en porte-à-faux. L'arrivée au pouvoir en 2010 de Viktor Ianoukovytch, ouvertement pro-russe (il avait d'ailleurs fait son discours d'investiture en russe et non en ukrainien) avait changé la donne.
C'est également en 2008 que, dans le petit magasin où je travaillais, j'ai lié connaissance avec Vladimir, un vieux monsieur Ukrainien qui, un jour, au cours d'une conversation m'a révélé que son oncle était mort de faim dans un champ de blé... Mais là encore, je ne savais rien du Holodomor et Vladimir n'a pas vraiment développé.

Aujourd'hui, je sais. Je sais l'horreur de cet Holodomor et j'aimerais tant que le plus de personnes possible aient la curiosité d'également "savoir". Savoir ce que la France dans sa complaisance affectée envers les dictateurs de gauche a préféré passer sous silence alors que le Canada, par exemple, a depuis bien longtemps reconnu cette atrocité pour ce qu'elle était : un génocide.
Ce livre est un véritable choc. Tous ces témoignages m'ont bouleversée au plus haut point. Toute cette souffrance tue durant des décennies, cette parole que l'on vient enfin de donner aux survivants d'un crime contre l'humanité qui s'est déroulé il y a seulement quatre-vingt-quatre ans dans l'indifférence générale... Oui, il s'agit bien d'un génocide. Et, non, nous ne pouvons plus désormais feindre l'ignorer.
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J'ai bossé sur l'Holodomor pendant 3 ans, dans le cadre de mes recherches en Histoire: j'ai écris un mémoire de 230 pages dessus. J'ai des origines ukrainiennes, lointaine certes, et par le biais de quelques allusions de mon grand-père, j'ai fini par lire des témoignages et j'en ai gardé un souvenir traumatique alors que j'étais pourtant largement au collège. C'était absolument terrifiant et le silence autour m'angoissait davantage. C'est le sujet central du livre, que j'ai donc lu, et les descriptions de la répression de la mémoire sont assez terrifiantes et nécessaires. L'introduction est pertinente dans son explication des raisons qui font que c'est un génocide. Mais ma mère n'a jamais voulu blâmer le communisme. Pour elle, ça n'a jamais été appliqué, et elle a toujours voté PS. Une intelligence et un recul que les auteurs de ce livre n'ont pas. J'estime être très bien placée pour dire que ce livre contient beaucoup d'informations importantes sur la répression de la mémoire, sur les ravages du négationnisme et sur la transmission du traumatisme chez les descendants. Mais semble avoir été écrit pour de mauvaises raisons et ça c'est grave.

Ce qui est dommage c'est que la haine traumatique des auteurs envers le communisme fait que ce livre dénonçant la propagande pro-soviétique ressemble beaucoup à de la propagande pas subtile, écrite par des gens au vocabulaire assez ordurier. Ironique pour des gens qui blâmaient les Soviétiques de leur impolitesse. En gros, le chapitre central de ce bouquin, c'est juste un combat d'infirme. Bien entendu, les négationnistes staliniens xénophobes et suce boules sont prodigieusement détestables et sont une raison légitime de cet anti-communisme viscéral. Ces occidentaux blancs bouffis de privilège qui se permettent d'opprimer les immigrés non-occidentaux, traitent de fascisme quand on connait l'alliance entre Staline et Hitler, tout en étant persuadés d'agir pour le bien des travailleur...S'ils sont occidentaux hein. Est-ce parce que communistes ou juste racistes? Difficile de savoir. La russophilie française n'est-elle pas plutôt l'expression d'une solidarité entre colonisateurs chauvins et impérialistes? Difficile de le savoir aussi. La xénophobie anti-ukrainienne, les héros et les victimes vues comme russes et les collabos comme ukrainien, c'est malheureusement vrai en France. Les Français n'aiment pas les victimes, ça leur rappelle trop leurs crimes. Tout comme on occulte, comme ils le rappellent, que la Shoah est un crime occidental, déplaçant doucement le blâme sur les Slaves... Et ça expliquerait à certains à droite pourquoi oui, certains immigrés ont le droit de ne pas aimer leur pays d'accueil. Car oui, ce système la droite aussi l'encourage, pourquoi n'est-elle pas également blâmée? Il n'est fait qu'une fois mention du caractère anti-ukrainien de la droite française nationaliste.
En effet, les auteurs sont entretiennent volontairement un confusionnisme prodigieusement agaçants entre les gens de gauche et les rouge-bruns, au point qu'on se demande si ils se trompent réellement d'ennemis ou s'ils se servent juste d'une tragédie familiale pour établir leur propagande droitiste. Ils ne s'en cachent pas, osant prétendre que le libéralisme capitalisme est un meilleur système économique que le communisme. Sympa de glorifier le système responsable entre autre de la morts en masse de millions d'Indiens et d'Irlandais, qui ont souffert comme vous du colonialisme. Cette même stupidité politique les pousse à épouser la théorie du génocide vendéen et la haine de la révolution, à nouveau, riche idée quand on est originaire d'un peuple de paysan de cracher sur une révolution qui visait à écraser la société des trois ordres. Vous avez souffert sous l'empire russe pourtant?
De plus, ils ne confondent pas uniquement tankies et socialistes: c'est bien simple, tel un McCarthyste excité, ils accusent les communistes de tous leurs maux. Bien sûr, si pour les profs et les élèves l'Ukraine n'existe pas, ce n'est pas à cause du manque d'ouverture d'esprit des Occidentaux et de leur xénophobie, non, la prof est forcément communiste. Et que dire de la propagande d'extrême droite qui confine au hors sujet: citation de livre sur le choc des civilisations (coucou les théories fascistes!), osant présenter les catholiques comme la communauté religieuse la plus persécutée en France, et se comparant aux juifs avant la guerre. C'est une véritable honte de tenir de tels propos dans un livre qui essaie de nous parler d'un crime contre l'humanité: des gens mal intentionnés pourraient faire passer tout le livre pour un ramassis de mensonge. Cela représente juste une petite partie du livre, on est d'accord, mais c'est un vrai problème. Alors, certes, parler du génocide puis d'un mémoricide c'est important. Mais si c'est pour propager des idées nauséabondes en exposant un détestable sentiment de supériorité, cela en devient dangereux.

J'ai vu le documentaire auxquels ils ont participé, qui se concentre sur la partie de témoignages que je ne vais pas critiquer. Ce sont des témoignages. C'est extrêmement violent, comme on l'imagine, et je le conseille davantage. Mais rien que parce que je sais de sources sûres que cela a été écrit par des gens de la manif pour tous ( ils sont chrétiens juste parce que ça permet d'opprimer on dirait!) , évitez ce livre. On peut être lgbt et venir d'un pays ex-communiste. Et le monopole de la droite sur la dénonciation des crimes soviétiques doit cesser. Il faut reconnaître l'Holodomor comme un génocide mais on y arrivera pas comme ça.
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HOLODOMOR est le terme qu'utilisent les Ukrainiens pour désigner le génocide par la faim contre le peuple ukrainien (holod = faim), qui eut lieu en 1932-1933 et fit 6 à 7 millions de victimes.
Je suis la soeur des auteurs, Philippe et Anne-Marie Naumiak. Notre père était un survivant du Holodomor (âgé de 7 ans en 1933), réfugié en France en 1945 et décédé en 2011.
Ce livre est un témoignage pour l'Histoire : « Notre démarche n'est pas une quête de racines que nous n'avons, du reste, jamais oubliées. C'est un retour que nous savions inévitable aux sources d'une tragédie familiale, politique, mémorielle, nationale et religieuse dont nous sommes les témoins et les héritiers. »
Après avoir retracé l'itinéraire de notre famille, Anne-Marie et Philippe livrent au lecteur des récits authentiques, recueillis en Ukraine en 2010 en compagnie de notre père, dans lesquels les derniers témoins du Holodomor racontent l'horreur – inimaginable, indicible, absolue – qu'ils ont connue.

La préface est de l'historien Stéphane Courtois, auteur du Roman noir du communisme. La postface est de l'historien et diacre Didier Rance.
Le voyage en Ukraine en 2010 a fait l'objet du documentaire de la journaliste Bénédicte Banet, "Holodomor, le génocide oublié", dont on peut se procurer le DVD en écrivant à sa soeur Janette le Mogne : jlemogne@gmail.com
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Citations et extraits (5) Ajouter une citation
Chapitre II - Le déni de mémoire ou de la difficulté d'être Ukrainien en France.
Je me dois d'évoquer ici l'indifférence dont furent victimes les Ukrainiens en France ainsi que leurs enfants - Français d'origine ukrainienne parfaitement intégrés - de la part des classes "pensantes" : journalistes, hommes politiques, enseignants, syndicalistes, russophiles et longtemps fascinés, pour la plupart d'entre eux, par le totalitarisme communiste¹.
¹ "L'extraordinaire cécité des intelligentsias occidentales représente l'une des énigmes de l'histoire des idées du XXe siècle. Alors que Staline assassinait et déportait des milliers d'innocents, les esprits les plus remarquables d'Europe de l'Ouest bénissaient le soviétisme au nom des droits de l'homme. Les témoignages contraires n'y pouvaient rien : accusés de mensonge et de trahison. L'idéologie n'acceptait aucune critique : elle avait constitué la critique en crime.
On se trouva finalement devant cette situation ahurissante : dans la France d'après les Trente Glorieuses, c'est à dire dans un pays comblé par le confort et la liberté, l'intelligentsia presque unanime et l'opinion publique derrière elle, avouaient une indulgence souriante vis-à-vis d'un régime responsable de génocides en série et de la désespérance de tout un peuple."
Chantal Delsol, Les Idées politiques au XXe siècle, 1991.
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Pendant les années 1970 et 1980, on n'enseignait rien, en classe, qui eût pu aider les Français à connaître ou à comprendre les étrangers qui trouvaient refuge en France.
[...] Par contre, je me souviens bien de la façon dont ricanaient, pleins de mépris, certains "camarades" de classe communistes (dont une acharnée qui écrivait le nom de Lénine partout sur son sac), [...]
Un jour, l'acharnée, je lui ai récité une ritournelle ukrainienne :
"On ne peut pas être communiste, intelligent et honnête à la fois. Parce que si on est communiste et honnête, on ne peut pas être intelligent ; si on est communiste et intelligent, c'est qu'on n'est malhonnête ; et si on est honnête et intelligent, on ne peut en aucun cas être communiste."
L'histoire m'a donné raison...
L'Histoire... Pas un mot du génocide ukrainien dans nos cours d'histoire de classe de terminale. Le peu que l'on nous disait sur Staline était arrangé de telle façon que les massacres de masse s'en trouvaient presque justifiés et que nos pauvres paysans ukrainiens passaient pour des fauteurs de troubles. Le programme scolaire français d'histoire laissait encore supposer que Staline était un bienfaiteur de l'humanité, alors que cet homme était le bourreau, le tortionnaire de l'Ukraine. C'était un génie du mal. Ses complices n'étaient pas mieux. Ma tante m'avait raconté plusieurs fois ce que Kaganovitch disait aux Ukrainiens : "On vous tient dans notre poing, nous n'avons qu'à presser."
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Chapitre III - Chronologie du processus génocidaire

En janvier 1933, Staline envoie dans les campagnes d'Ukraine de nouveaux activistes communistes prolétaires citadins des villes russifiées et soviétisées, commandés par Postychev afin d'accélérer, avec l'aide de toutes les forces de sécurité et militaires, les réquisitions annoncées. Jugé inefficace, le Parti communiste d'Ukraine est "purgé" de ses membres encore trop ukrainiens.
En hiver et au printemps 1933, la famine atteint son point culminant : 25.000 Ukrainiens meurent chaque jour. Le cannibalisme et la nécrophagie se déclarent. Les autorités ne pouvant faire enterrer les cadavres, trop nombreux, les charniers sauvages se multiplient. On enterre les gens sur place, dans leur jardin, dans les ornières des chemins, sous les ponts - là où ils trépassent.
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Chapitre V - Témoignages de survivants

Maria Myronivna Maïster
née en 1928 - du village de Viitivka

[...] Puis la dékoulakisation a commencé. Une nuit, mon père a enterré quelques sacs de grain sous la grange. Le lendemain matin la brigade était là et fouillait partout. Ils ont trouvé les sacs et, en punition, ils ont brûlé la grange et ont emmené mon père pour une garde à vue. La nuit suivante on a frappé à notre porte : c'était notre père couvert de bleus. On s'est jetés dans ses bras de joie. Mais la porte s'est à nouveau ouverte sur quatre hommes, l'un tenait un fusil. Ils ont poussé mon père dans la cour puis on a entendu (en russe) : "Pour complot contre le pouvoir soviétique..." et un coup de feu. Ma mère n'a pas survécu longtemps à ce malheur, elle est morte un mois après.
Pour nous commença une vie infernale d'orphelins. Je ressens encore l'horrible sensation de la faim permanente, les douleurs dans la tête, la marche éreintante, la peur de s'allonger pour ne plus se relever. Une vieille voisine, Khivria, nous donnait parfois des pommes et des poires desséchées et, plus rarement, une soupe d'épluchures de pommes de terre.
Au village beaucoup moururent, partout, sous les ponts, sur les routes ou chez eux... Le pire était la peur du cannibalisme. Dans une maison voisine mitoyenne à notre jardin vivait un jeune couple avec un petit garçon. Après la mort du mari, la femme est devenue folle et elle a cuit dans une marmite son enfant. Elle l'a mangé.
[...] Je me demande encore comment nous avons pu tenir jusqu'à l'arrivée de notre tante qui nous a prises chez elle et nous a ainsi sauvées de la mort.
[...] J'ai maintenant deux enfants, trois petits-enfants et cinq arrière-petits-enfants. Je ne veux pas qu'ils connaissent la famine, jamais plus de famine sur ma terre ukrainienne.
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Ce n'est qu'à mon huitième anniversaire, et après avoir établi des liens avec la diaspora ukrainienne de Paris, que mon père se mit soudainement à nous parler en ukrainien. Il n'évoquait jamais son enfance, il n'était guère plus loquace quant à sa déportation en Allemagne, mais le deuil du nazisme a pu se faire et ce, pour deux raisons : la première, c'est que les Allemands n'avaient pas la prétention de convertir au nazisme leurs victimes ; torturer puis détruire les corps leur suffisait et ils ne s'attaquaient pas aux consciences. Les communistes ajoutaient l'autocritique, la culpabilisation et le viol psychique avant le meurtre. "Nous en ferons une cervelle parfaite avant de la faire sauter", proclame le Parti dans 1984 de George Orwell.
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Plus la guerre avançait et plus la soupe devenait claire, plus la sciure de bois s'ajoutait à la farine du pain. À la distribution il fallait viser la bonne place, la bonne louchée qui vous donnerait une soupe plus épaisse et moins liquide. Parfois les prisonniers parlaient cuisine. Ils racontaient les détails de festins familiaux et des traditions culinaires de leur pays. Nous, c'est à dire moi et un ami ukrainien, on ne parlait jamais cuisine. Raconter quoi ? La famine de 1933 ? Nos disettes chroniques ? Je n'avais jamais vu de chocolat, ni banane, ni orange... Leur parler de la famine ? Personne ne m'aurait cru. Il pouvait même y avoir des communistes parmi nous. Je n'avais pas besoin d'emm... supplémentaires. Et puis un jour, mon reflet dans un miroir trouvé par hasard : le cou décharné de poulet, l'air hagard et les orbites creuses, la mort qui pointe son mufle...
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Chapitre V - Témoignages de survivants

Ouliana Ivanivna Berehova
née en 1919 - du village de Stepanivka

[...] Le printemps arriva et les gens mouraient les uns après les autres. Chez nous, à Stepanivka, on mourait moins qu'ailleurs ; mais aux villages de Zaloujia, de la Grande et Petite Motchoulka, les gens mouraient en masse. Il fallait enterrer tous ces cadavres et pour cette tâche des équipes spéciales furent organisées. Une charrette et quatre hommes s'arrêtaient devant chaque maison et allaient chercher les corps. Parfois, ils ramassaient même ceux qui agonisaient encore. J'ai vu, de mes propres yeux, comment ils ont jeté sur cette charrette, parmi d'autres cadavres, une mère de famille encore vivante. Cette femme avait trois enfants qui étaient déjà bouffis du ventre et desséchés des membres. Ils les ont pris et ils les ont balancés sur leur mère. Les enfants l'ont entourée de leurs bras en pleurant. Ils les ont tous jetés dans la fosse commune, la mère et ses gosses, et les ont enterrés.

[...] Au mois de mai, une femme est venue de Teplyk et a déposé son bébé, un petit garçon, devant l'église et s'est enfuie. Cet enfant pleurait et criait, appelant sa mère, mais personne n'y prêtait attention. Il a fini par mourir là, devant l'église. Il faisait chaud et le cadavre a commencé à se décomposer et à sentir. Ma mère et mon frère, en se couvrant le visage d'un mouchoir, sont allés l'enterrer.
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Chapitre II - Le déni de mémoire ou de la difficulté d'être ukrainien en France
Constamment il nous fallait nous justifier de notre identité : "Non, l'Ukraine n'est pas la Russie ; non, ce n'est pas une province russe ; non, ce n'est pas une région comme la Bretagne, c'est un pays ; non, "soviétique" n'est pas une nationalité ; non, le communisme n'est pas une idéologie généreuse mais une monstruosité qui a exterminé des millions d'Ukrainiens, entre autres ; non, les Ukrainiens n'ont pas collectivement "collaboré" avec les Allemands ; oui, les Ukrainiens aussi ont eu des millions de morts et de déportés par les nazis", etc. Ras la chapka !
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Chapitre III - Chronologie du processus génocidaire
En 1953, Raphael Lemkin, Juif polonais puis américain, politologue à l'origine du concept de génocide dans la Déclaration de l'ONU de 1948, prononce un discours au Manhattan Center de New York devant la diaspora ukrainienne :
"Ce dont je veux vous parler est peut-être l'exemple classique du génocide soviétique, son expérience la plus longue et la plus large dans la russification - la destruction de la nation ukrainienne. [...] L'arme utilisée contre cette partie de la population est peut-être la plus terrible de toutes - la famine. Entre 1932/1933, 5.000.000 d'Ukrainiens sont morts de faim [...] Il ne s'agit pas simplement d'un cas de meurtre de masse. Il s'agit d'un cas de génocide, de destruction, pas seulement des individus mais d'une culture, d'une nation."
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