Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Il comprend les 3 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2000, coécrits par
Mike Mignola & Richard Pace, dessinés par
Troy Nixey, encrés par Dennis Janke, avec une mise en couleurs de Dave Stewart. Cette histoire se déroule dans une réalité alternative, déconnectée et sans incidence sur la Terre principale de l'univers partagé DC (l'équivalent d'un Elseworld).
En 1928, une expédition maritime menée par Bruce Wayne aborde le continent antarctique à la recherche des survivants de la précédente expédition menée par Oswald Cobblepot. Bruce Wayne aperçoit un individu nu dans le lointain. Il le poursuit et arrive dans une caverne où il se fait attaquer par des pingouins, contenant un énorme bloc de glace au fond avec un tentacule pas frais qui en dépasse. Ils finissent par repartir en ramenant le corps d'un marin à bord.
Une fois arrivé à Gotham, Bruce Wayne est accueilli par Alfred Pennyworth qui le ramène à son manoir. Bruce se souvient de ses parents et de leur mort soudaine. À peine arrivé chez lui, il découvre un cadavre dans son fauteuil, un dénommé Langstrom. Une boule de feu sort de la cheminée et un démon à la peau jaune apparaît effectuant une prophétie en 3 parties. À la suite de quoi, Bruce Wayne décide de rendre visite à son vieil ami Oliver Queen.
Il n'y a pas beaucoup de doute sur le fait que cette histoire a bénéficié d'une réédition surtout parce que les éditeurs peuvent mettre le nom de
Mike Mignola en avant, le créateur d'Hellboy, du BPRP, et le dessinateur d'une histoire consacrée à un Batman alternatif parue en 1989 (Gotham by gaslight). Dès la première séquence, le lecteur identifie sa patte et ses thèmes de prédilection, avec une aventure au début du vingtième siècle, la découverte d'une créature avec des tentacules. le surnaturel est bien présent, et les références à
Howard Philips Lovecraft continuent avec un grimoire contenant des secrets indicibles (même s'il n'est pas l'oeuvre d'Abdul al-Hazred). Par la suite, il y a une prolifération de grenouilles qui évoque les pires heures du BPRD.
Le lecteur découvre que les coscénaristes développent l'aspect surnaturel en intégrant une apparition d'Etrigan le Démon, un personnage créé par
Jack Kirby en 1972 (voir Jack Kirby's The Demon). Il est vraisemblable que
Mike Mignola ait fourni la trame globale du récit, et que Richard Pace ait assuré les dialogues et les raccords avec la mythologie de l'univers de Batman. Ce dernier point est particulièrement bien traité. Ainsi cette version d'Etrigan n'est pas un simple décalque de sa version canonique (pas de récitation de vers par Jason Blood). En outre pour un lecteur ne connaissant pas ce personnage, il lui semblera qu'il a été imaginé spécifiquement pour ce récit, que c'est une création originale. C'est donc à la fois une référence habile, et un élément naturel dans l'intrigue.
Il en va ainsi de tous les personnages existant préalablement dans les séries Batman : des références familières, mais aussi des créations originales découlant de cet environnement particulier. Oliver Queen est bien un archer d'exception et un riche entrepreneur, mais il est aussi tout autre chose au regard de l'intrigue. Dick
Grayson est bien présent, sous la responsabilité de Bruce Wayne, mais pas avec les mêmes fonctions que d'habitude. Mignola et Pace ont su à trouver le délicat point d'équilibre entre nourrir le récit d'éléments traditionnels, et les réinventer dans ce contexte différent. C'est une réussite impressionnante en termes de réinterprétation d'un personnage déjà existant et des personnages associés.
Les coscénaristes emmènent le lecteur au sein d'un mystère épais. Certes, il y a donc cette créature avec des tentacules dont on se doute bien que les criminels vont tenter de lui ouvrir la porte vers notre réalité. Mais l'intrigue ne dévoile que progressivement qui mène la danse, ce qui leur manque pour pouvoir aboutir, et qui est impliqué. le lecteur ne découvre donc que petit à petit ce qui se trame, comment tout ce beau monde en est arrivé là, et qui va se servir de qui comme des pions pour avancer vers le but fixé. Les pièces s'imbriquent avec malice, les auteurs ayant réservé des fonctions peu enviables à des personnages que le lecteur n'attendait pas là. À nouveau ils savent utiliser avec adresse ce que le lecteur sait déjà de certains personnages (le Démon par exemple) pour pouvoir se passer de scènes d'explication, mais aussi le prendre au dépourvu quand ils dépassent les stéréotypes associés à ces mêmes personnages (pas de rimes pour changer de forme pour Jason Blood).
À l'origine, ce devait être Richard Pace qui mettrait l'histoire en images, mais cela n'a pas pu se faire. La présente édition présente 5 pages de crayonnés de Pace avant qu'il ne soit remplacé. Dès la première planche, le lecteur se rend compte que
Troy Nixey dessine souvent à la manière de
Mike Mignola, soit de son propre chef, soit parce que les responsables éditoriaux le lui ont demandé. de temps à autre, les ombres mangent les dessins au point d'en devenir abstraites (mais pas de manière aussi systématique ou conceptuelle que Mignola). Régulièrement, l'angle de vue choisi ainsi que la mise en scène évoque des cases de
Mike Mignola, ou tout du moins les lignes directrices visuelles de la série BPRD, en matière esthétique. Ce parti ris renforce la cohérence entre le scénario et les dessins, comme si l'esprit de
Mike Mignola présidait aux deux.
Néanmoins il serait injuste de réduire le travail de
Troy Nixey (un dessinateur canadien) à un simple ersatz de celui de
Mike Mignola. L'utilisation moins extensive des aplats de noir le conduit à dessiner plus de détails. Ainsi le lecteur peut admirer le gréement du navire de l'expédition, les toits de Gotham, le manteau de cheminée dans le salon du manoir des Wayne, les masques dans le bureau de travail du professeur Manfurd, les bas-reliefs dans une crypte antique, ou encore les poutres d'une charpente en bois.
Troy Nixey montre au lecteur des environnements aux caractéristiques légèrement décalées par rapport à la vérité historique, mais qui forment un tout cohérent. le scénario repose sur les conventions des aventures de type pulp (avec héros masqué, crimes atroces,
créatures surnaturelles, femme fatale, galerie souterraine sous la ville, technologie d'anticipation) que l'artiste amalgame en un tout harmonieux. Certes pour le héros masqué, c'est l'argument de vente puisque le lecteur est venu pour lire une histoire de Batman. Pour ce personnage, Nixey se cale sur la version conçue par
Mike Mignola, apparaissant en couverture, moins
superhéros, et plus pulp. Pour les crimes atroces, l'artiste se focalise sur l'impression repoussante du cadavre, sans s'attarder sur les éventuelles blessures. Il ne s'agit pas d'une description photographique, mais d'évoquer des chairs déformées, des infections fouillant la chair, s'y immisçant, s'y greffant dans un mélange contre nature.
Pour ce qui est des
créatures surnaturelles, Nixey reprend les codes graphiques développés par
Mike Mignola, en étant moins radical dans la simplification, tout en gardant une efficacité suffisante (par exemple les marques sur les tentacules, ou la texture étrange de la peau des grenouilles). Il y a essentiellement 3 personnages féminins dans ce récit, et l'artiste ne joue pas énormément sur leur séduction physique. Elles n'en ressortent que plus comme des personnes à part entière, chacune avec sa personnalité et ses capacités. de page en page, le lecteur peut ressentir une forme de déstabilisation concernant le niveau technologique. La première page indique clairement que le récit se déroule en 1928, pourtant le modèle de pistolet semble plus récent, et quelques appareillages donnent une impression plus moderne. Il faut alors se rappeler que la technologie futuriste fait partie de l'univers de Batman et qu'il est légitime qu'elle figure donc dans ce récit.
Troy Nixey conçoit ses images sous forte influence de
Mike Mignola, tout en incluant plus de détails, ce qui leur donne une identité graphique propre, et ce qui aboutit à des environnements substantiels. En outre, ce dessinateur réussit des moments saisissants, comme celui du navire pris dans la glace dans le port de Gotham, de Batman s'introduisant par une fenêtre, de la transformation d'un individu colonisé par une plante, d'une jeune femme serrant la main du nouveau maire, etc. Tout au long du récit, le lecteur est pris par surprise par l'intensité d'une image, ou par son étrangeté.
Alors que le lecteur peut craindre une histoire alternative de Batman vite faite, sans grand investissement de la part des auteurs, il découvre un hommage bien ficelé aux pulps et à l'univers de Batman réalisé par des auteurs qui maîtrisent leur sujet, et qui savent amalgamer les 2 pour un résultat homogène (par opposition à 2 univers raboutés artificiellement qui n'arrivent pas à se mélanger). À l'évidence,
Troy Nixey avait comme objectif de se rapprocher des caractéristiques graphiques de
Mike Mignola, ce qu'il fait tout en conservant une personnalité graphique qui aboutit à un environnement très particulier, en cohérence avec la narration. 4 étoiles pour un récit hommage qui tire profit des conventions des genres pulp et
superhéros, ou 5 étoiles pour une histoire de Batman très bien ficelée.