Le regard monte vers la crête que dentelle la cime des arbres. Et soudain, cette ligne brisée est une présence. J’en suis tout ému. Mais de quoi ? me dis-je bientôt.
Ce doute ramène le regard dans mes yeux. Pourtant, alors même qu’il se retrousse, voilà qu’il se prend aux branches nues d’un arbre tout proche : branches hérissées de fines brindilles.
Si peu de temps dure cela.
Et parmi les nervures, je vois le bleu du ciel.
Le bleu. Le bleu. Le bleu.
Le bleu est ce qui touche à tout.
En lui, chaque chose est à la fois dans son isolement et dans l’intimité de toutes les autres. …
Comme s’il y avait sous la peau le bleu du ciel.
Sous la peau, sa claire substance, et le monde au milieu, et le regard partout.
(La pensée des yeux)
Chaque chose peinte est faite d'une image et d'un espace. L'image n'a besoin que de rappeler son origine ; l'espace, lui, porte la réflexion. Et par là même, il est le jamais vu dans lequel le peintre plonge le déjà vu, qui est le matériau de son travail. Figurer consiste à croiser le déjà vu et le jamais vu de telle sorte que ce dernier nous ouvre les yeux.
Il s'agit de déranger le fonctionnement mécanique du regard pour qu'il voit enfin ce qui d'ordinaire lui échappe. Un arbre reste un arbre, et même un visage un visage : la seule chose qui puisse les changer en eux-mêmes dans nos yeux, c'est le surgissement à l'intérieur de leur image, et donc du regard, d'une relation qui modifie la consistance de la vue. (p. 106)
Grand arbre blanc
à l’Orient vieilli
la ruche est morte
le ciel n’est plus que cire sèche
sous la paille noircie
l’or s’est couvert de mousse
les dieux mourants
ont mangé leur regard
puis la clef
il a fait froid
il a fait froid
et sur le temps droit comme un j
un œil rond a gelé
grand arbre
nous n’avons plus de branches
ni de Levant ni de Couchant
le sommeil s’est tué à l’Ouest
avec l’idée de jour grand arbre
nous voici verticaux sous l’étoile
et la beauté nous a blanchis
mais si creuse est la nuit
que l’on voudrait grandir
grandir
jusqu’à remplir ce regard
sans paupière grand arbre
l’espace est rond
et nous sommes
Nord-Sud
l’éventail replié des saisons
le cri sans bouche
la pile de vertèbres grand arbre
le temps n’a plus de feuilles
la mort a mis un baiser blanc
sur chaque souvenir
mais notre chair
est aussi pierre qui pousse
et sève de la roue
grand arbre
l’ombre a séché au pied du sel
l’écorce n’a plus d’âge
et notre cour est nu
grand arbre
l’œil est sur notre front
nous avons mangé la mousse
et jeté l’or pourtant
le chant des signes
ranime au fond de l’air
d’atroces armes blanches qui tue
qui parle le sang
le sang n’est que sens de l’absence
et il fait froid grand arbre
il fait froid
et c’est la vanité du vent
morte l’abeille
sa pensée nous fait ruche
les mots
les mots déjà
butinent dans la gorge
grand arbre
blanc debout
nos feuilles sont dedans
et la mort nous lèche
est la seule bouche du savoir
L'invisible commence dans l'oeil. Il contient le pendant de l'espace extérieur, c'est-à-dire notre espace intérieur. De l'un à l'autre, le regard se fait passeur.
L’invisible est derrière les yeux, c’est l’épaisseur du corps.
Jamais assez de peau voyante sur nos yeux »... Les pieds, la bouche, le sexe participe(raie)nt à cette transe du regard extasié... On n’en finirait pas, dans cette patiente méditation de l’œil dans tous ses états, de parcourir, d’un livre l’autre, ce que vous nommez significativement « un circuit d’échange entre la chair du corps et l’air du monde.
Pour voir, il faut faire retour vers le corps .
Jean Frémon La Blancheur de la baleine éditions P.O.L où Jean Frémon tente de dire de quoi et comment est composé son nouveau livre "La Blancheur de la baleine" à l'occasion de sa parution aux éditions P.O.L et où il est notamment question de Michel Leiris, David Hockney, Emmanuel Hocquard, Bernard Noël, Alain Veinstein, Etel Adnan, Louise Bourgeois, Jannis Kounelis, Jacques Dupin, Claude Esteban, Samuel Beckett, Marcel Cohen, Jean- Claude Hemery, Jean- Louis Schefer, David Sylvester, Edmond Jabès à Paris le 2 février 2023
"Ce sont des écrivains, des peintres, des sculpteurs.
Aventuriers de l'impossible. Ce sont des bribes de leurs vies. Tous des chercheurs davantage que des trouveurs. J'ai eu le privilège de les côtoyer. Ce qu'ils poursuivent est ce qui toujours se dérobe. La grâce est une fieffée baleine blanche."
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