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3,98

sur 190 notes
Etoiles Notabénistes : ******

Bellefleur
Traduction : Anne Rabinovitch

ISBN : 9782253183008

Quiconque a lu Joyce Carol Oates sait, avant d'entamer l'un de ses ouvrages qui lui est encore étranger, qu'il va, très probablement, plonger dans un monde extrêmement particulier : le plus souvent par l'univers qu'elle crée (et qui évoque toujours à mes yeux le monde d'Alice au Pays des Merveilles, bourré de dangers insoupçonnés et de non-sens qui, soigneusement examinés, ne sont pas si dépourvus de signification qu'ils voudraient le paraître) mais aussi par le style et par sa technique (nombreux retours en arrière, entremêlement de temps différents, parfois descriptions qu'on croit bien réelles de ce qui n'est en fait que fantasmes purs). Dans "Bellefleur", qu'elle appela à sa sortie son "livre-vampire" tant il lui avait pris d'énergie, elle met toute la gomme, si j'ose dire, et cela donne un autre chef-d'oeuvre (oui, Oates en a créé quelques uns.)

Tout le roman, en particulier sa fin, qui intriguera, et même en frustrera plus d'un, est contenu dans cette phrase d'Héraclite citée en exergue : "Le Temps est un enfant qui fait une partie de dames ; le royaume est entre les mains de l'enfant."

Bellefleur, en France, avant la Guerre d'Indépendance des colons anglais d'Amérique du Nord, c'étaient un duché, un titre, des armoiries, un duc. Ce personnage, indésirable à la cour de Louis XV, tente l'aventure des colonies lointaines et, par des moyens qui vont du plus honnête au plus tordu, se fait au moins un nom sur le Nouveau continent. Il y fait aussi souche de trois fils : Louis, Jedediah et Harlan. Louis, à son tour, épouse une Irlandaise, Germaine O'Hara, dont il a deux fils et une fille. Mais, pour des raisons que je ne tiens pas à vous livrer, c'est aux aventures de la souche issue du mariage de Jedediah avec la veuve de Louis qu'Oates nous invite à assister.

Comme d'habitude, elle feint de nous demander de nous contenter de notre rôle de spectateurs. Mais, dès le début, avec l'entrée en scène, dans l'immense manoir des Bellefleur, par une monstrueuse nuit d'orage, du chat Mahalaleel, recueilli par Leah, l'épouse de Gideon, l'arrière-arrière-petit-fils de Jedediah en ligne directe, le lecteur sent bien qu'il lui faut bouger, agir. Il prend le roman - et c'est un pavé, je vous le garantis - à pleins bras et il se plonge dedans, au point d'y disparaître comme dans une piscine enchantée ou victime d'un maléfice, refaisant de temps à autre surface pour reprendre un peu d'air et se poser des questions du genre : "Mais n'avait-il pas ? ... Où ai-je donc lu que ? ... Pourquoi ai-je cru que ? ...", puis replongeant à nouveau dans le but de découvrir l'issue du labyrinthe conçu par l'auteur.

Tout ce qui peuple l'imaginaire d'Oates est présent au rendez-vous : un tambour de la Guerre de Sécession que Raphaël, l'arrière-grand-père, qui rétablit la fortune des Bellefleur et fit construire cette énorme, cette incroyable bâtisse où la famille habite et s'agite, ordonna de faire tendre de sa propre peau une fois qu'il serait mort ; une chambre somptueuse, baptisée "la Chambre Turquoise", où tout le monde a l'interdiction d'entrer car elle est hantée (on ne retrouva jamais le dernier membre de la famille qui s'y établit) ; un clavicorde, fabriqué pour l'épouse de Raphaël, la douce Violet (laquelle alla se jeter une nuit dans le lac de la propriété), et qui est également hanté ; un enfant, le petit Samuel, qui disparut lui aussi dans un lac (il y a plusieurs étangs et lacs dans la propriété, c'est bien pratique), attiré par ce qu'il y voyait ou croyait y voir ; l'oncle Hiram dont il faut surveiller les crises de somnambulisme ; une tante, Della, devenue veuve très jeune et en d'étranges circonstances, qui a préféré par la suite aller vivre dans une petite maison, un peu plus loin, avec sa soeur Matilde, célibataire enragée ; une jeune fille, Yolande, dont on ne sait trop si elle a disparu accidentellement ou si elle s'est enfuie ; un ... ; une ... ; des ... ; enfin, tout un capharnaüm d'êtres et de choses étranges sans oublier l'inquiétant Mahalaleel et ses innombrables rejetons, allant, venant, rôdant, flattant, griffant, crachant, dévorant des ratons-laveurs, etc, etc ...

Et mille petites histoires sur la destinée de tous ces Bellefleur qui aboutissent à Gideon, à son épouse, à leurs jumeaux et surtout à l'enfant qu'ils eurent en dernier, la petite Germaine, laquelle possédait à la naissance une particularité fort ennuyeuse que sa grand-tante Della, à moins que ce ne fût la grand-mère Elvira, qu'on verra plus tard se remarier à plus de cent ans, a résolue sans tambour ni trompette.

Evidemment, comme dans tout labyrinthe qui se respecte, il existe des impasses, des chemins qui ne mènent à rien ou à pas grand chose, des pas (et des pages) sur lesquels le lecteur doit revenir, des incertitudes qu'on déplore, des certitudes qu'on eût aimé ne pas acquérir, des points de suspension qui ressemblent aux cailloux du Petit Poucet ...

C'est du Oates, enfin, du Joyce Carol Oates dans toute sa splendeur, avec tout ce qui l'a rendue célèbre : profondeur mais accessibilité, journées radieuses mais forêts sinistres, folies joyeuses et folies meurtrières, quête sans fin de l'Etre et sa perte quand le personnage se rend compte qu'il n'atteindra pas ce qu'il cherche ou alors quand il s'égare et part dans une mauvaise direction, minutie des détails, qu'ils soient agréables à répertorier ou, au contraire, terrifiants, réalisme saupoudré, comme toujours, de fantastique, et enfin interrogations éternelles sur le Temps et l'Etre ...

Si vous aimez Joyce Carol Oates jusque dans ses livres plus "basiques" comme "Les Chutes", vous ne pourrez qu'adorer, magnifier, glorifier "Bellefleur" avec lequel je vous laisse, le coeur tranquille, pour cet été. Bonne lecture ! ;o)
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Bellefleur, publié en 1980, débute le cycle dit "gothique" de Joyce Carol Oates. L'auteure le qualifie elle-même de "roman-vampire" qui la vida alors de son énergie. Sa lecture permet d'approcher, dans une certaine mesure, cette sensation.

Mme Oates peint avec l'énorme pavé une saga familiale qui se déroule dans le sud-ouest de l'État de New York. La dynastie commence, du moins en Amérique, avec Jean-Pierre, fils renié du duc français de Bellefleur et exilé dans le Nouveau-Monde dans les dernières décennies d'un XVIIIème siècle prolifique en changements politiques et sociaux.
Le récit déroule de façon non linéaire l'arbre généalogique tout au long du XIXème siècle jusqu'après la fin du premier conflit mondial.
Famille étrange, souvent fantasque, voire dérangée pour certains membres. Ils vivent tous depuis l'époque de Raphaël dans l'énorme et bizarre monstruosité architecturale dit le manoir des Bellefleur.

Comme précisé plus haut, Joyce Carol Oates joue avec la chronologie, mêlant analepses et prolepses. Dense, labyrinthique et fréquemment déstabilisant, le roman s'amuse à perdre son lecteur dans ses méandres. Fort judicieusement, l'auteure a placé un arbre généalogique de la famille qui permet de s'y retrouver. Un peu. Car il n'y a pas que le temps qui souffre de distorsion. La réalité se trouve parfois en situation bancale, flirtant avec l'irréel. Gothique oblige, après tout.

Roman fou, roman baroque, roman déconcertant, roman qui pèse son poids mais roman qui mérite les efforts produits pour s'acheminer jusqu'à sa dernière page. Difficile de vraiment s'attacher aux très nombreux protagonistes tant leurs bizarreries les placent en-dehors d'une pleine compréhension. Reste une indéniable fascination pour la fresque familiale américaine. Fascination... un terme récurrent à l'évocation de l'oeuvre de Joyce Carol Oates... A la sienne même d'ailleurs.
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Quel morceau ! 974 pages en livre de poche me direz-vous. Joyce Carol Oates ne fait pas dans la concision. Peut-être qu'il n'en fallait effectivement pas moins pour peindre les deux cents ans de l'histoire des Bellefleur. Leur implantation sur les terres américaines encore vierges de toute emprise blanche à la fin du 18e siècle et la conquête tumultueuse mais triomphante de ce qui n'est rien moins qu'un empire.
Pourtant, nous n'avons pas affaire à une de ces sagas familiales qui content les hauts faits et l'adversité à laquelle ont dû faire face d'honorables ancêtres avant que leur nom puisse enfin s'étaler fièrement sur une plaque de marbre à l'entrée de leur splendide propriété. Avec les Bellefleur, si les origines sont bien emplies de bruit et de fureur, ça ne change pas vraiment par la suite. Quelle que soit la branche que l'on suive sur l'arbre généalogique et quel que soit le niveau où l'on s'arrête, on ne rencontre que violence, mystère et accaparement.
Pas de destiné au cours limpide donc. Plutôt les marécages souvent nauséabonds et perfides d'eaux pas seulement stagnantes. Pas de linéarité dans la narration non plus. Un chemin serpentin qui entrelace plusieurs fils chronologiques sans jamais que l'on sache ce à quel endroit et à quelle époque nous entamerons le chapitre suivant. Et puis, comme si cela ne suffisait pas, l'irrationnel des croyances mais aussi des faits improbables pourtant racontés comme tangibles ajoute un vernis fantastique à cette construction déjà monstrueusement baroque.
L'adversité à laquelle font face les Bellefleur semble autant leur appartenir que résulter de la résistance du monde à leurs desseins. Tourmentés par des humeurs sombres, capables de prémonitions qui ne les rendent pas moins impuissants, habités par une chance insolente, ils sont d'une beauté diabolique qui les quitte du jour au lendemain, d'une force invaincue jusqu'à ce qu'ils sombrent, d'une obstination tenace jusqu'à ce qu'elle s'enlise. Ainsi Germaine, l'ancêtre et la petite dernière, Leah, Gideon, Noël, Jean-Pierre, le premier du nom et son descendant meurtrier, Raphaël lui aussi doublement incarné, l'énigmatique Mahalaleel ou l'étonnant Nightshade nous entrainent-ils dans une danse dont ils n'ont pas tous l'air de vraiment connaître les pas ni de savoir où elle nous mène. Seule maitresse de la macabre cérémonie, Joyce Carol Oates qui, même si elle confesse avoir été vidée de son énergie par ce « livre vampire », a érigé avec ce Bellefleur un monument tenant autant du monstrueux gothique que de la fêlure contemporaine.
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Bellefleur est le premier livre de Joyce Carol Oates que je lis. Et j'avoue m'être demandée à plusieurs reprises au cours de sa lecture quelle note finale je pourrais bien lui attribuer, car je n'étais pas sûre de savoir si j'aimais ou non ce roman.

En effet, Bellefleur est un énorme pavé de près de mille pages (dans sa version poche) qui relate l'histoire d'une famille de l'aristocratie / grande bourgeoisie américaine aux XIXè et XXè siècles.

Bellefleur m'a fait énormément songer aux ouvrages de Faulkner. Comme chez l'auteur de Lumière d'août, le récit est situé dans un comté imaginaire, cette fois dans la région de New-York, quelque part au nord, avec un nom d'origine indienne "à rallonge" que l'auteur abrège cependant pour notre confort, et le sien (un nom dix fois plus long au départ que celui du comté de l'oeuvre faulknérienne)

Le style rappelle beaucoup, selon moi, celui de Faulkner. le récit est non linéaire, comme souvent dans les romans de Faulkner également, ce qui en rend la lecture assez malaisée.

En effet, on découvre l'histoire de la famille Bellefleur entre la toute fin du XVIIIè siècle (lors de la venue en Amérique de l'ancêtre, originaire de France) et les lendemains de la Seconde Guerre mondiale. L'auteur relate la vie de chacun des principaux personnages, avec des retours en arrière et sans toujours mentionner l'époque à laquelle elle se déroule.

De plus, comme souvent dans les grandes familles, on trouve des personnages qui portent le même prénom à une ou plusieurs générations de distance. Ce qui fait que, quand l'auteur commence un chapitre en écrivant une phrase du genre "Raphaël était particulièrement de mauvaise humeur, lorsqu'il se leva ce matin là et sa femme fût la première à en faire les frais", on ne sait pas immédiatement s'il s'agit du Raphaël du XIXè siècle ou de celui du XXè siècle, et il faut fréquemment recourir à la généalogie placée en début d'ouvrage pour se remettre en tête qui est l'enfant de qui et qui le conjoint de qui.

On l'aura compris, Belelfleur est un livre exigeant, d'une lecture ardue, et qui demande une attention soutenue pour se retrouver dans les différents épisodes entremêlés tout au long de l'ouvrage.

Mais, et le parallèle se fait là aussi selon moi avec les livres de Faulkner, une fois arrivés au bout, quand on contemple le paysage littéraire parcouru, on se dit que c'est vraiment magnifique et que cela valait la peine de persévérer.

Il n'en reste pas moins que Bellefleur n'est pas une lecture à choisir après une journée difficile ou alors que les enfants sont en train de faire les fous autour du canapé ou de la chaise longue dans laquelle vous vous êtes installé.
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Challenge ABC 2013/2014
3/26

Ce roman est merveilleux et Joyce Carol Oates démoniaque. Avec son style inimitable - les mots comme jetés sur du papier - l'auteure nous entraîne au coeur d'une vaste chronique familiale étalée sur plusieurs générations. Elle parvient à créer un véritable écheveau en narrant l'histoire par une construction thématique où deux fils se distinguent, celui du passé - avec les fondateurs de la famille - et celui du présent. A l'aide de "zooms" que forment les chapitres du roman, Oates nous présente un fait, une pièce, un personnage qui au fur et à mesure du roman prennent leur sens et s'imbriquent parfaitement à l'édifice final qu'est la famille Bellefleur et son histoire dans son intégralité. le rythme pourrait en être brisé mais ce n'est absolument pas le cas.
On dit ce roman gothique. Il n'y a pourtant aucune jeune fille en détresse fuyant son persécuteur. Mais il y a le manoir des Bellefleur, personnage à lui tout seul et cette ambiance oppressante, foisonnante, inquiétante parfois... Certains personnages disparaissent mystérieusement quand d'autres réapparaissent comme sortis de l'oubli, les animaux domestiques semblent dotés d'une conscience bien plus humaine qu'animal et certaines pièces de la maison sont bien entendu réputées hantées. le temps semble également suspendu, une intemporalité susbsiste dûe à la construction narrative en même que parfois, il semble s'emballer.
Roman gothique certes, mais il est également riche de divers genres : historique, fantastique, ambiance de contes de fées aussi ou même de westerns avec notamment le thème de la vengeance qui file tout au long du récit.
Avec leur caractère et leurs croyances bien à part, les Bellefleur forment une famille atypique, une entité unique et cohérente qu'on leur fera d'ailleurs payer à plusieurs reprises. Les personnages ne sont pas toujours attachants et il est parfois difficile de s'identifier à eux mais le
charme opère et il est difficile pour le lecteur de se détacher d'eux avant la fin. Bref, j'ai adoré !
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Un roman dense, original, foisonnant, qui donne un peu le vertige. Comme le château des Bellefleur, oeuvre monumentale, extravagante - une folie « d'une beauté sauvage, tentaculaire », le roman de Joyce Carol Oates en impose.
Tout s'entremêle dans cette déroutante et sinueuse saga familiale, le temps, les générations, le réalisme, le fantastique, la grande finesse de l'analyse et le souffle d'un imaginaire débridé qui s'engouffre hors des sentiers battus, dans des zones d'énormités et de démesure où ça trouble et secoue. Le récit est rythmé par le va-et-vient des motifs, personnages, images, thèmes, éléments du bestiaire: le tambour fait de la peau tannée et tendue de Raphaël, conformément à sa volonté, en escomptant à tort les hommages de ses descendants; l'étrange Mahalaleel, qui, une nuit d'orage, pleura, supplia, griffa pour qu'on le fasse entrer dans le château, affreuse créature squelettique aux airs de rat, répugnante de saleté, métamorphosée le lendemain en chat d'une beauté extraordinaire, à la fourrure soyeuse au dessin fascinant, dont chaque poil se teinte d'une couleur subtile; l'araignée domestique Love, d'une taille et d'une beauté remarquable, qui aime à se blottir affectueusement sur l'épaule de Leah; l'étang frémissant, au clapotis apaisant comme de la musique sans parole, où Raphael s'absorbe, pénétrant dans l'invisibilité, perdant son nom et tout intérêt pour le monde, devenu à ses yeux irréel...
Joyce Carol Oates semble avoir cousu ensemble une multitude d'univers contrastés pour nous offrir un livre-patchwork impressionnant, comme Mathilde crée sa merveilleuse couverture à l'aspect insensé en assemblant un labyrinthe de carrés « qui contrastaient non seulement par leur couleur et leur dessin mais aussi par leur texture » - son frère lui reproche son dessin trop compliqué, qui lui donne mal à la tête.

Pas une lecture tranquille mais une créativité d'une puissance admirable!
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Baroque, inquiétant, un peu fou, cette foisonnante saga des Bellefleur est assez envoûtante, mais si longue, si obscure que j'ai fini par me perdre dans une pièce de leur château ou quelque buisson du domaine, abandonnant la lecture au bout de 600 pages...

L'écriture de Joyce Carol Oates, au demeurant toujours admirable, ne fonctionne pas à tous les coups sur moi. Il n'en reste pas moins que je suis plutôt fascinée par son processus créatif : que de mots, quelle profusion de phrases! elle semble écrire comme elle respire.
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«Ceci est une oeuvre de l'imagination, et doit obéir, avec humilité et audace, aux lois de l'imagination. Que le temps se noue et se déploie, puis s'efface, pour redevenir formidablement présent ; que le "dialogue" se fonde parfois dans le récit et dans d'autres conversations présentées de façon conventionnelle ; que l'invraisemblable fasse autorité et soit investi d'une complexité habituellement réservée à la fiction réaliste : l'auteur l'a voulu ainsi. Bellefleur est une région, un état de l'âme, et il existe vraiment ; ses lois, sacro-saintes, sont tout à fait logiques.»

Quelle belle et juste introduction de Joyce Carol Oates à son roman monstre ! Dès la première page Bellefleur s'impose au lecteur comme une entité, unique, vivante, entière. Une fois passé le seuil du domaine familial, on y est happé sans retour possible, jusqu'à la dernière page, et lorsque celle-ci est refermée, l'on se surprend encore à rêver du Lac Noir et des montagnes de la région du Nautauga, à parcourir les innombrables pièces du manoir, à se pencher sur les eaux paisibles de l'Etang du Vison pour y apercevoir, peut-être, un visage disparu.

L'ouverture est magistrale : par une nuit de tempête, dans leur immense lit, deux amants se disputent puis s'aiment violemment, lorsque la femme se lève pour ouvrir la porte à un être dont elle pressent l'arrivée imminente. Comme au théâtre, tout les membres de la famille Bellefleur nous sont présentés par leur ordre d'arrivée dans l'entrée où ils accourent pour voir la femme introduire dans le manoir un animal pitoyable et trempé, qui se révélera le lendemain matin être un magnifique, immense chat roux. En quelques pages le décor et l'ambiance sont plantés. Déjà, la transposition d'événements, de ressorts psychologiques, et d'émotions réalistes en éléments gothiques nous fascine et nous plonge au coeur du roman. Page après page, l'auteur construit l'histoire d'une famille qui a ses propres mythes, ses légendes, et sa malédiction que personne ne sait définir, expliquer ou nommer.

Joyce Carol Oates explique dans une préface américaine que j'essaie de traduire ici que « la "clé" de la plupart des oeuvres de fiction est une voix, un rythme, une musique uniques ; une façon précise de voir et d'entendre qui va donner à l'auteur l'accès au monde qu'il essaye de créer. (Bien que ce monde soit parfois si réel dans l'imagination que sa construction, en termes artistiques formels, semble plutôt être une re-création, une re-construction.) » Pour elle, la clé qui a ouvert le monde des Bellefleur a été l'image du jardin muré, dans lequel Germaine, l'héroïne, est bercée dans son berceau, alors qu'un autre bébé est enlevé par un immense vautour. C'est autour de cette vision, chapitre placé au centre du livre, qu'ont émergés le manoir, ses terres, le Lac Noir et tout l'état de Chautauqua, la cartographie imaginaire d'un royaume qui échappe à toute logique spatio-temporelle, condensant à la fois l'histoire accélérée de l'industrialisation des Etats-Unis et le destin d'une famille.

La construction singulière de Bellefleur en fait une oeuvre particulièrement riche et complexe, ambitieuse et réussie qui place pour moi Joyce Carol Oates parmi les meilleurs écrivains contemporains. Très loin de suivre le lassant et (trop) usité ordre chronologique des habituelles sagas familiales, Bellefleur réussit le tour de force de nous conter les six générations de la famille tout en restant centré sur les quatre premières années de vie de la petite Germaine. Les chapitres ancrés dans le présent alternent avec les retours sur le passé, mais surtout – et c'est ce que j'ai trouvé remarquable et réjouissant – avec de cours chapitres centrés soit sur un des nombreux membres de la dynastie Bellefleur soit sur un lieu ou un thème qui, reliant plusieurs anecdotes en un détour, nous laisse entrevoir les clés bien dissimulées de l'intrigue à travers l'énumération des paris insensés des hommes de la famille, de leurs chevaux, des « choses hantées » du manoir, des automobiles...

Il faut accepter de s'égarer dans le labyrinthe des époques, des noms, des faits divers. de se laisser bercer par ce va-et-vient d'une génération à une autre, par ces phrases très longues. de perdre ses repères. D'avoir oublié un événement mineur survenu 200 pages en amont et qui revêt tout à coup un sens particulier. La multitude des personnages se mêle parfois en une masse indistincte, lorsque, sans prévenir, le projecteur se braque sur un caractère secondaire que l'on découvre plus profond, plus complexe. Tout compte, tout est lié, et le motif se dessine sans que l'on s'en aperçoive, comme si l'on regardait de très près le détail d'une foule sur une photographie, passant d'un visage à un autre, et que l'on réalisait que quelques pas en arrière ont soudain suffit à nous révéler l'ensemble.

D'ailleurs le temps des Bellefleur est singulier, relatif. Labyrinthique, il attire en son sein, déroute, surprend. Souvent, il s'altère. le suspens réside-t-il dans le futur ou dans le passé ? Arrive un point d'orgue où l'on se demande non ce qui va advenir mais ce qui est advenu. Les temps se mélangent. Ce qui va arriver est souvent annoncé, brièvement. Comme si ce n'était pas les faits qui importaient. Tel personnage bien vivant la page précédente est enterré depuis longtemps quelques paragraphes plus loin. Qu'est-il arrivé ? L'événement est à la fois passé pour les Bellefleur et à venir pour le lecteur. L'on ne sait plus si le narrateur est omniscient ou si le récit est une focalisation interne à Germaine tant la prescience que suppose à l'enfant sa mère devient reflet du point de vue emprunté par la narration. Et le fantastique plane, brouille les pistes... le réel devient vision, étrangeté. le passé est un conte de nourrice, le gothique fait incursion. Irréels, les enfants qui disparaissent, les vampires qui séduisent les jeunes femmes, les hommes-ours qui les enlèvent. Persistances rétiniennes et auditives, les miroirs magiques et les clavicordes hantés. Hors du temps, les pauses qui surviennent, instants de fraîcheur bucolique au bord l'étang de Raphaël, le merveilleux étang du Vison grouillant de vie, « un lieu secret tacheté de soleil ».

Précieux moments de lecture...
Lien : https://lesfeuillesvolantes...
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Par quel bout prendre ce roman? Tout d'abord, ne pas succomber à la mini crise de panique à la vue du nombre de page (plus de 900), et se dire qu'après tout j'aime bien être en compagnie d'un livre un certain bout de temps. Ensuite, après la lecture de la quatrième de couverture: l'histoire de la famille Bellefleur, on espère que ce ne soit pas une saga familiale sans intérêt autre que de "raconter" une histoire. Mais poussée par le désir de découvrir un auteur dont tout le monde ne dit que du bien, et surtout par l'envie de sortir de son carcan de lecture habituel, j'ai plongé dedans....et quelle surprise.
C'est une saga familiale ...certes, mais racontée d'une manière très originale, non pas parce que les faits ne sont pas linéaires, chose qu'on a déjà vu, mais surtout parce que chaque chapitre prend la couleur de l'événement ou du personnage concernés. Ajoutez à cela un zeste de surnaturel par ci par, là et vous aurez un livre qui vous empêchera de travailler ,d'étudier ou dormir correctement (bon là j'exagère un peu ).
L'auteur dit de se roman que c'est un vampire qui l'avait vidée de son énergie, ce qu'on comprend d'autant plus en lisant et en se rendant compte de l'effort qu'a nécessite la création de cet univers.
J'ai appris en lisant des critiques par ci par là que l'auteur n'avait pas gardé style d'écriture ...dommage...ou pas....ceci encourage à découvrir encore plus son univers.
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Une sacrée famille, ces Bellefleur ! Établis en Nouvelle-Angleterre depuis la fin du dix-huitième siècle, ils vont pendant près de deux siècles dominer du haut de leur château aux mille tourelles la "bonne" société, à quelques exceptions près toutefois. Parmi leurs membres illustres, on trouvera quand même un tueur en série, un ermite ayant fui la "civilisation", assortis de quelques "chers disparus" dont la disparition demeurera à tout jamais plus que mystérieuse. du mystère, il y en a dans les romans de Joyce Carol Oates, mais aussi une mise à nu sans concession des ressorts les plus secrets du comportement humain. Ses amateurs ne seront donc pas déçus dans cet opus magistral, qui brasse tout un pan de l'histoire des États-Unis, de l'Indépendance aux deux guerres mondiales, en passant bien entendu par celle qui mit fin à l'esclavage. le récit est loin d'être linéaire, se jouant des époques, projetant sa lumière tantôt sur l'un tantôt sur l'autre des multiples personnages de cette saga familiale. L'utilisation astucieuse des prénoms (il est de bon ton de donner aux enfants les prénoms des ancêtres) oblige encore un peu plus le lecteur à se concentrer sur les faits qui sont rapportés s'il veut les replacer dans une chronologie cohérente, d'autant que les dates sont très rarement mentionnées, à dessein sans doute. Il faut entrer dans ce roman comme dans un jeu de pistes, et le plaisir est réel car au fur et à mesure tout finit par s'éclairer. Un bonheur d'écriture, un bonheur de lecture…
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