Quand il faisait beau, on installait près de la porte d'entrée du magasin d'antiquités, un mannequin à la taille de guêpe vêtu d'une robe de mariée à traîne des années dix, dont le satin et la dentelle avaient pris une couleur de thé léger. Sable disait d'un ton pince-sans-rire de ce personnage : " N'avoir ni tête ni entrejambe a des avantages certains pour une future mariée."
Nous, les Mulvaney, nous aurions été prêts à mourir les uns pour les autres, mais cela ne nous empêchait pas d'avoir nos secrets. C'est toujours le cas.
Mais ce document n’est pas une confession. Absolument pas. J’y verrais plutôt un album de famille. Comme maman n’en a jamais tenu, totalement véridique. Comme la mère de personne n’en tient. Mais, si vous avez été enfant dans une famille, quelle qu’elle soit, vous en tenez un, fait de souvenirs, de conjectures, de nostalgie, et c’est l’oeuvre d’une vie, peut-être la grande et la seule oeuvre de votre vie. (pp.18-19)
Une des découvertes stupéfiantes de Corinne dans sa maturité avait été de constater qu'une mère peut languir après l'attention de son propre fils !
Qu’est-ce qu’une famille après tout, sinon des souvenirs inattendus et précieux comme le contenu d’un tiroir fourre-tout de la cuisine (baptisé le « dépotoir » pour de bonnes raisons.
Car les Mulvaney étaient une famille qui trouvait précieux tout ce qui lui arrivait, où l'on conservait la mémoire de tout ce qui était précieux et où tout le monde avait une histoire.
Patrick continua à marcher, et se mit à sourire. En se rappelant les « aquarelles exquises » – selon sa mère – qu’il avait sournoisement punaisées sur le tableau d’affichage de la cuisine quand il avait quatorze ans. Des photos mystérieuses qui semblaient représenter des lunes, des comètes, des soleils étincelants… Après avoir laissé la famille s’interroger quelques jours, Patrick avait révélé la vérité : il s’agissait de clichés agrandis de la salive des chiens.
La tête qu’ils avaient faite !
Et Patrick avait ri, mais ri. L’air incrédule et dégoûté avec lequel ils l’avaient regardé, y compris Mike ! Comme s’il les avait trahis, ou qu’il eût trahi quelque chose de sacré. Comme s’il avait trahi les chiens ! Patrick avait voulu savoir pourquoi la salive des chiens, grouillante de microbes (peu différente de la leur), leur avait paru d’une beauté « exquise » un jour, et pas le lendemain. « Aucune importance, Patrick », avait dit maman avec mauvaise humeur. « Enlève ça tout de suite, tu veux".
Ta mère m'a dit au téléphone : "Cette génération a presque disparu, Ethel, qui les remplacera ? " C'est notre tour, maintenant, je suppose. Ah ! c'est terrible, cruel... d'abord on est jeune, et cela dure si longtemps que l'on se croit éternel, et puis tout d'un coup on ne l'est plus et on ne s'y habitue jamais... et, mon Dieu, ça finit toujours de la même façon."
De l'obscurité je suis sortie. À l'obscurité je peux retourner.
Papa était le chef, mais maman était le pouvoir.