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Citations sur Purge (193)

Le lendemain, Zara avait demandé à sa mère ce qu’avait dit la grand-
mère, et quelle langue elle parlait. La mère avait essayé de passer la chose
sous silence en faisant diversion avec le thé et le pain, mais Zara n’avait pas
renoncé pour autant. Alors la mère avait raconté que la grand-mère parlait
estonien, qu’elle répétait des paroles d’une chanson estonienne, que la
grand-mère devenait un peu gâteuse. La mère avait quand même fini par
dire le titre de la chanson : « Un cœur de mère*1 ». Zara l’avait imprimé
dans son esprit, et une fois que sa mère était sortie, elle était allée voir la
grand-mère et le lui avait répété. La grand-mère l’avait regardée, regardée
en face pour la première fois, et Zara avait senti comment le regard de la
grand-mère pénétrait en elle par ses yeux, dans sa bouche, dans sa gorge, et
comment sa gorge se nouait, et comment le regard de la grand-mère était
descendu de la gorge vers le cœur, et son cœur se serrait, et il était descendu
du cœur au ventre, et son ventre avait commencé à se tordre, et il était
descendu dans les jambes, qui s’étaient mises à flageoler, et des jambes il
était descendu aux plantes des pieds, qui s’étaient mises à picoter, et elle
s’était mise à avoir chaud, et la grand-mère avait souri. De ce sourire était
né leur premier jeu, qui avait bourgeonné de mot en mot et avait commencé
à faire des fleurs brumeuses et jaunissantes ainsi que fleurissent les langues
mortes, à crépiter gracieusement comme l’aiguille du gramophone et à
résonner comme les sons résonnent sous l’eau. En silence et en chuchotant,
elles avaient développé leur propre langue. C’était leur secret à elles, leur
jeu à elles. Pendant que la mère faisait les travaux ménagers, la grand-mère
restait assise sur sa chaise et Zara mentionnait des affaires ou des jouets ou
ne faisait que toucher un objet, et la grand-mère en formait le nom en
estonien, sans voix, avec les lèvres. Si le mot était faux, Zara devait le
remarquer. Quand cela lui échappait, elle n’avait pas de caramel ; mais si
elle détectait l’erreur, elle empochait toujours des bonbons. La mère
n’aimait pas que la grand-mère donne à la fille des friandises pour rien,
comme elle le pensait, mais elle n’avait pas la force d’intervenir dans cette
affaire plus que par un soupir occasionnel. Zara avait pu garder ses jolis
mots, sa langue sucrée, et les rares histoires racontées par la grand-mère
dans le potager, au sujet d’un salon de thé là-bas, quelque part, un salon de
thé où l’on servait des gâteaux sablés à la rhubarbe avec une épaisse crème
fouettée, un salon de thé dont les moorapea fondaient dans la bouche et
dans le jardin duquel il y avait du jasmin parfumé, des bruissements de
journaux en allemand, et pas seulement en allemand mais aussi en estonien et en russe, des boutons de cravates et de manchettes, des femmes avec de
jolis chapeaux, on voyait un dandy avec des tennis et un costume sombre,
dans la rue se dispersait un nuage de magnésium sorti d’une habitation où
l’on prenait une photo. Le concert du dimanche sur le front de mer. L’eau de
Seltz qu’on sirotait dans le parc. Le fantôme de la princesse de Koluvere sur
les routes nocturnes. Les soirées d’hiver à la chaleur du poêle avec de la
confiture de framboises sur du pain français, et du lait froid à boire ! Du jus
de groseilles !
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L’armoire à vêtements contenait toujours des valises pleines, toutes prêtes.
Une pour la mère. Une pour la grand-mère. Une pour Zara. On disait que
c’était en cas d’incendie. La grand-mère les préparait et les vérifiait parfois
même la nuit en faisant tellement de boucan qu’elle réveillait Zara. Au fur
et à mesure que Zara grandissait, la grand-mère avait toujours remplacé par
de nouveaux vêtements ceux de la valise qui devenaient trop petits. Il y
avait aussi là-dedans tous les papiers importants, une veste dans l’ourlet de
laquelle était caché de l’argent, ainsi que des médicaments qu’on
renouvelait à intervalles réguliers. Enfin, des aiguilles, du fil, des boutons et
des épingles à nourrice. La valise de la grand-mère contenait en plus un
anorak terni par l’usure. Son rembourrage d’ouate était presque pétrifié et
les piqûres des capitonnages qui le parcouraient de haut en bas étaient
régulières comme un fil de fer barbelé, en étrange contraste avec le mauvais état de la veste.
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En arrivant au muret, la soeur était devenue étrangère à Aliide, une nouvelle Ingel, quelqu'un qui ne raconterai plus ses secrets seulement à Aliide, qui n'irait plus dans le parc boire de l'eau de Seltz avec Aliide, mais avec quelqu'un d'autre. Une nouvelle Ingel qui appartiendrait à quelqu'un d'autre, dont les pensées et le rire retentiraient pour quelqu'un d'autre, pour celui à qui elle-même voulait appartenir. Pour celui dont Aliide aurait voulu sentir la peau, dont elle aurait voulu mélanger la chaleur du corps avec la sienne. A celui qui aurait dû regarder Aliide, la voir et se pétrifier sur place en la voyant, c'était à cause d'elle que la main qui sortait de la poche l'étui à cigarette en argent aurait du s'arrêter à mi-chemin. Mais c'était Ingel que les reflets tranchants de l'étui détachaient de la vie d'Aliide.
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Je ne suis pas encore libre, mais je le serai bientôt, et mon cœur est léger comme une hirondelle.
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Au même moment, elle réalisa qu'elle n'avait pas une seule fois regardé Hans dans les yeux, alors qu'elle en avait rêvé pendant des années, alors qu'elle avait observé interminablement Hans et Ingel qui se fondaient l'un dans l'aure entre les travaux, les cils de Hans qui se mouillaient de désir et l'envie qui battait dans les vaisseaux sous ses yeux. Aliide avait rêvé de la sensation que ça ferait si elle pouvait éprouver quelque chose de tel, et si elle pouvait regarder Hans sans craindre qu'Ingel remarque que sa petite soeur regardait son mari avec ces yeux, et quelle sensation ça ferait si Hans répondait à son regard.
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Quand Zara avait dit qu'elles avaient failli se faire écraser par une Volga noire, sa mère l'avait giflée. Puis elle avait voulu savoir si on les avait vues, depuis la voiture.
"Je ne crois pas. Elle allait si vite.
- Ils ne se sont pas arrêtés ?
- Pas du tout.
- Ne va jamais, jamais, près d'une voiture pareille. Tu t'enfuis, si tu en vois une. N'importe où. Tu rentres à la maison en courant."
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L’herbe qui chatouillait le pied de Zara était la caresse de sa grand-mère, le vent dans les pommiers était le chuchotement de sa grand-mère, et Zara avait l’impression de regarder les étoiles par les yeux de sa grand-mère, et quand elle rabaissa le visage, il lui semblait que le jeune corps de sa grand-mère se tenait à l’intérieur du sien, en quête d’une histoire qu’on ne lui avait pas racontée.

Bien qu’Aliide tentât depuis une bonne heure de lui régler son compte, la mouche était sortie victorieuse de chaque round, et elle voletait maintenant au ras du plafond en bourdonnant grassement. Une mouche à viande dégueulasse, élevée dans une fosse à ordures. Elle finirait quand même par l’avoir. Elle allait se reposer un peu, la liquider, et puis se consacrer à écouter la radio et faire des conserves. Les framboises l’attendaient, et les tomates, les tomates mûres et juteuses.
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1992, Estonie occidentale
Peut-être que l’Estonie étaient seulement pleine de ces gens qui étaient restés à ressasser qu’il aurait fallu partir pour la Finlande ou la Suède du temps de la guerre, et cette rengaine s’était transmise sur le berceau aux générations suivantes.
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1948, Estonie occidentale
Ingel disait qu’Aliide s’était mise à puer le Russe. La même odeur que les gens qui avaient fait leur apparition à la gare, assis parmi leurs ballots. Les trains en vomissaient sans cesse, et les nouvelles usines les avalaient.
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1948, Estonie occidentale
L’agent « Mouche* » a suivi d’extrêmement près et vingt-quatre heures sur vingt-quatre la vie de PEKK Ingel et de la fille de celle-ci, PEKK Linda, et elle est certaine que le bandit PEKK est mort, mais elle a raconté que l’épouse du bandit PEKK Ingel avait conservé chez elle des matériaux nationalistes (un drapeau estonien, des journaux, des livres) et qu’elle avait aidé les bandits en leur apportant de la nourriture et en cachant des aliments secs dans la forêt. PEKK Linda a montré de l’intérêt à l’égard d’organisations nationalistes pour la jeunesse. PEKK Ingel a continué son activité de haute trahison depuis des années.
On préconise l’arrestation de PEKK Ingel, collaboratrice des illégaux.
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