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Critique de Creisifiction


QUAND PLUS RIEN N'AURA D'IMPORTANCE est son dernier roman, mais après tout, ceci non plus n'a probablement aucune importance...
Pourquoi ? Parce qu'à partir du début des années 50, Juan Carlos Onetti, né en 1909 à Montevideo et décédé en 1994 à Madrid, semble avoir été l'auteur d'un même et unique livre. Pratiquement tous ses romans et nouvelles postérieures au roman «La Vie Brève», publié en 1950, furent situés dans une même ville imaginaire, Santamaría, décor urbain vague et anonyme («toute l'Amérique du Sud et centrale était parsemée de villes ou de villages portant ce nom-là») – paysage invariable, neutre par excellence, coincé «entre un fleuve et des exploitations agricoles» ; aussi, d'un livre à l'autre, ses personnages aux étranges patronymes dépourvus la plupart du temps de toute consonance hispanique ou autochtone (Carr, Paley, Brausen, Larsen,...), furent eux-aussi quasiment les mêmes, se relayant au fil de romans ou de recueils de nouvelles, ressurgissant à tour de rôle, implicite ou explicitement, parfois totalement absents de l'histoire mais évoqués cependant dans les souvenirs et les conversations de ces hommes et femmes ayant en commun le fait d'avoir espéré trouver un refuge à Santamaría, ou d'y avoir échoué par hasard et d'y déployer librement un besoin viscéral de solitude, une désespérance détachée ou une révolte stérile et désabusée. .
Considéré comme un des grands maîtres de la modernité littéraire latino-américaine, père spirituel, entre autres, d'un Cortázar ou d'un Bolaño, salué par Mario Vargas Llosa comme «un authentique créateur dont les oeuvres réussissent à transcender le temps», à l'occasion d'un essai dithyrambique qu'il lui consacra («Voyage vers la fiction : le monde de Juan Carlos Onetti»), on pourrait affirmer que l'essentiel de l'oeuvre de l'auteur uruguayen consiste donc en des fragments d'un même et unique grand livre-puzzle, qui s'additionnent, se complètent et se répondent au fil du temps et d'un ouvrage à l'autre, ce jusqu'à ce crépusculaire QUAND PLUS RIEN N'AURA D'IMPORTANCE.

La ville de Santamaría, à la lecture on s'en rendra compte assez rapidement, n'a cependant rien à voir avec la mythique Macondo, bigarrée et protéiforme, née de la plume de Gabriel Garcia Marquez. Là, on serait plutôt dans une sorte de jumelage maudit avec d'autres villes et autrement célèbres, bibliques comme Babylone ou Gomorrhe par exemple, ou bien la Mahagonny de Brecht/Weill, cette cité de tous les vices et trafics, où la morale cède régulièrement le pas à la corruption et au relâchement des moeurs, à l'indifférence générale et à la cupidité, ville frontalière et dangereuse, carrefour propice aux manigances et aux contrebandes de toutes sortes, et où, enfin, la monotonie et la moiteur des saisons humides favorisent chez certains des fantasmes inavoués, des pulsions sexuelles impérieuses, des perversions contre-nature, voire parfois incestueuses.
Oeuvre d'une radicalité farouche, volontairement fragmentaire, refusant tout souci particulier de description, d'explication ou d'exactitude vis-à-vis des faits et des gestes de ses personnages, QUAND PLUS RIEN N'AURA D'IMPORTANCE risque de déstabiliser fortement le lecteur non-averti. A mon sens, Onetti fait partie de ces auteurs dont l'oeuvre nécessite un minimum de préparation avant toute tentative de s'y lancer, une certaine disponibilité ou tout au moins ou un état d'esprit particulier. On ne peut pas, n'est-ce pas, en tout cas il vaudrait mieux pas à mon sens, si on veut se donner un minimum de conditions et de chances de pouvoir les apprécier à leur juste valeur, se dire, par exemple et en toute simplicité : «Tiens, comme je n'ai rien d'autre à lire, pourquoi pas ce Finnegans Wake de Joyce, ou cette Phénoménologie de l'Esprit de Husserl qui traînent déjà depuis un moment dans ma bibliothèque?. de même, pour QUAND PLUS RIEN N'AURA D'IMPORTANCE : il me paraît tout à fait judicieux, avant de s'y aventurer, de prendre très au sérieux ces mots choisis par Onetti lui-même et mis en exergue au tout début de son livre : «Seront inculpés tous ceux qui chercheront à trouver une finalité à ce récit ; seront exilés ceux qui chercheront à en tirer un enseignement moral; seront fusillés ceux qui y chercheront une intrigue romanesque»!
Bien avant les premières oeuvres emblématiques du nouveau roman, qui ne verraient le jour en France qu'au milieu des années 50, Juan Carlos Onetti prônait déjà, dans une série d'articles de critique littéraire publiés en 1939 dans l'hebdomadaire uruguayen «La Marcha», une «intériorisation de la littérature au détriment de la couleur locale».Le refus délibéré de tout style à visée réaliste, soucieux de reproduire avec exactitude un environnement particulier pour ensuite y inscrire une série d'événements et de faits dans une temporalité et dans un espace bien circonscrits, censés pouvoir par ailleurs permettre d'interagir et d'éclairer la psychologie, les attitudes et comportement des personnages, ce refus qui est tout aussi radical chez Onetti, le rapproche indiscutablement de l'esprit iconoclaste qui imprégnera quelques années plus tard le mouvement du «nouveau roman» en France.
Chez lui aussi, pas de traces d'une réalité univoque, mais plutôt des réalités possibles, plus ou moins disloquées selon les moments, aucun souci particulier non plus à vouloir raconter dans le détail et avec une relative exactitude, des événements qui resteront au contraire la plupart du temps irrésolus, suspendus, mais plutôt celui de décrire des états de conscience passagers plus ou moins en lien avec la réalité factuelle; pas de temporalité linéaire, enfin, mais ce qu'Onetti évoquera à un moment donné comme «un brassage de tant de jours, tant de mois, voire tant d'années confondus les uns avec les autres, hors de cette gradation chronologique qui nous permet, sans que nous le sachions, de croire un peu que règne une certaine harmonie dans cette inépuisable et répétée «persuasion des jours»». Si quelques ponts seraient ainsi envisageables, que les amateurs du «roman nouveau» pur jus, fans inconditionnels d'un Robbe-Grillet, de Sarraute ou Duras, se détrompent : Juan Carlos Onetti n'aura pas «inventé» le nouveau roman avant la lettre, et son oeuvre n'est pas, tant s'en faut, représentative de ce mouvement littéraire en particulier, comme elle ne l'est non plus d'aucun autre courant littéraire identifiable : il s'agit là, indubitablement, d'un auteur à ranger parmi les «inclassables».
En tout cas, personnellement, j'ai eu moi aussi le sentiment d'avoir lu un livre «inclassable», à la fois déroutant, étrange, intériorisé et envoûtant comme peuvent l'être, il est vrai, certaines oeuvres issues du «nouveau roman», mais en même temps absolument glaçant, effroyable, terrifiant. QUAND PLUS RIEN N'AURA D'IMPORTANCE serait proche, à ce titre, d'autres ouvrages considérés «maudits», que ce soit par l'impassibilité que leurs personnages manifestent face aux forces du mal, par l'impossibilité que ceux-ci affichent à discerner clairement le vrai du faux, par leur capacité à affirmer et à nier quelque chose en même temps, par l'indifférence cruelle dont ils peuvent faire preuve les uns envers les autres, ou encore par le profond scepticisme qui habite jusqu'à leurs penchants compassionnels occasionnels, leurs élans sentimentaux ou leurs actions ponctuelles en faveur de leurs semblables.
La comparaison n'engagera, bien-sûr, que moi et mes sensations subjectives de lecteur, si je vous révèle que par moments j'ai eu l'impression de lire un roman, oui pourquoi pas d'un Claude Simon par exemple,...mais qui aurait incorporé et serait complètement possédé par l'esprit de Céline! Ne serait-ce pas, d'ailleurs, issu directement de la plume de ce dernier, ou n'aurait-il pas pu potentiellement en provenir, ce mot que le personnage central du roman, Carr, attribue au passage à «un grand ami écrivain» (?) : «Lorsqu'on me présente quelqu'un, il me suffit de savoir que c'est un être humain pour savoir qu'il ne peut pas être pire».

Je pense, au vu de tout ce qui précède, chers lecteurs Babelnautes, qu'il serait tout à fait déplacé de ma part de conseiller vivement à qui que ce soit cette lecture qui, force est de le constater, est très, très loin d'être, en soi, distrayante ou agréable...
Si vous êtes néanmoins et malgré tout tentés, n'oubliez surtout pas de bien relire l'exergue de l'auteur cité plus haut, et imprégnez-vous également de celui imaginé par le grand Dante Alighieri : «Vous qui entrez ici, laissez toute espérance». Peut-être alors pourriez-vous, éventuellement, comme moi, l'apprécier.
Comment ai-je pu l'apprécier?
Pour essayer de mieux cerner l'étrange effet que cette expérience de lecture m'a provoqué, je ne peux que m'en remettre aux mots de l'auteur lui-même. J'en trouve un drôle d'écho, dans ceux prononcés par Carr, alors qu'il essaie d'expliquer ce qui se passe en lui lorsqu'il fait l'objet de ce qu'il qualifie comme «une attaque» :
«Et soudain elle a commencé. Comme toujours, terriblement redoutée et jamais oubliée. Au départ, je pensais à mon nom en entier et je le répétais dans ma tête des milliers de fois jusqu'à ce qu'il ne fût plus mon nom, mais un nom sans signification. Toutefois, comme je continuais d'être moi-même, je devais fatalement me demander qui je suis, parce que je suis moi et personne d'autre. Puis l'incapacité de me penser, de me sentir un autre. Sans compter qu'aucun autre ne pourrait jamais comprendre si j'essayais de lui expliquer ce qui s'est passé, mon attaque. En effet un autre, connu ou hypothétique, nierait qu'il en fût un, soutiendrait, sans la moindre hésitation, qu'il est un moi (...) Je dois dire merci parce que cette catharsis m'a vidé de moi-même et je me suis senti à nouveau d'humeur enjoué.»

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