Il y a des romans policiers qui dégagent une impression bizarre, comme si le plus important n'était pas l'enquête en soi, mais plutôt ce que celle-ci révèle du milieu dans lequel elle se déroule.
Nous sommes à La Havane, à la fin du XXe siècle. L'inspecteur El Conde reçoit pour mission de s'enquérir de l'assassinat d'un travesti dans un parc de la capitale cubaine.
Rapidement, il découvre que la victime est le fils unique de l'attaché cubain auprès de l'UNESCO à Paris. Or, durant les semaines précédant sa mort, Alexis Arrayan était provisoirement hébergé dans la maison d'Alberto Marqués, un metteur en scène d'envergure internationale tombé en disgrâce vingt-cinq ans plus tôt.
Selon les rapports du ministère cubain de la Culture, tout était possible s'agissant de cet homme de théâtre : « homosexuel de vaste expérience prédatrice, apathique et déviant idéologiquement, être conflictuel et provocateur, étranger, hermétique, cultivé, consommateur potentiel de marijuana et d'autres drogues, protecteur des pédés... »
Avec un tel pedigree, El Conde s'attendait au pire en sonnant à la porte de la belle résidence d'Alberto Marqués. Pourtant, après une première rencontre tendue placée sous le signe de la méfiance réciproque, le policier commence à prendre goût aux joutes verbales que lui impose cet homme sûr de son intelligence, mais ô combien profond.
L'occasion pour
Leonardo Padura Fuentes de rappeler sans avoir l'air les purges opérées par le régime de
Fidel Castro au début des années 1970 contre les intellectuels « dérangeants » à fortiori s'ils étaient homosexuels. C'est en tous cas ce qu'apprend El Conde de la bouche de son suspect numéro un : « Écoutez, en 1971, j'ai été évalué et, bien sûr, je n'avais aucun des critères souhaités par le parti communiste. Vous imaginez ça, vérifier le profil d'un metteur en scène, comme celui d'un chien avec pedigree ? C'eût été presque drôle, si ça n'avait pas été tragique. Eh bien, c'est à la suite de toute cette histoire de « bilan artistique » qu'ils m'ont expulsé de ma propre troupe de théâtre. Dans la foulée, les autorités en ont aussi profité pour me radier de l'association nationale des comédiens. du jour au lendemain, je me suis retrouvé à travailler dans une usine, soi-disant pour me purifier au contact de la classe ouvrière. Pourtant, personne ne m'a jamais demandé si je voulais être pur, ni à la classe ouvrière si elle était prête à se charger d'une telle épuration. »*
Mais, attention : on aurait tort à ce stade de croire que Leonardo Padura se limite à une critique en règle du régime castriste. En effet, il fait un parallèle entre cette sordide histoire de mise à l'index d'un brillant intellectuel avec ce qui arrive à quatre de ses collègues, suspendus avec effet immédiat à la suite de soupçons de la police des polices locale, véritable épouvantail pour tout poulet, même le plus honnête qui soit.
Car le problème avec ces « superflics », quel que soit le gouvernement pour lequel ils oeuvrent, c'est que l'on découvre où ils commencent à chercher des poux, mais pas où ils vont s'arrêter. C'est d'ailleurs ce que comprend El Conde lorsque son binôme Manuel Palacios lui révèle qu'il est déjà dans l'oeil du cyclone : « Écoute, je ne sais pas ce qui les intéresse chez toi, mais ils m'ont questionné sur ma vie, puis sur la tienne et ils semblaient connaître d'avance toutes les réponses. Ils voulaient jauger ta relation avec le patron, s'il te protégeait ou non... Ils ont beaucoup insisté là-dessus, et j'ignore si c'était à cause de toi ou à cause du major. Ensuite, ils m'ont demandé si tu avais une dépendance à l'alcool, pourquoi tu habitais seul... Imagine-toi ! Et ils étaient au courant de mille autres vétilles, bien que rien d'important. Ils m'ont aussi interrogé sur ta fréquentation des églises, puis si tu songeais encore à devenir écrivain...
Mais tu te rends compte que rien ne leur échappe ? Tu as soudain le sentiment de vivre dans une urne transparente, ou dans une éprouvette, et qu'ils te voient faire pipi et même enlever ta morve, parce que j'ai l'impression qu'ils savent si tu en fais des boules pour les jeter ou si tu les mets sous une table : ça m'a complètement écoeuré ! »
On croit avoir atteint le point culminant de l'abjection en suivant le travail de ces limiers sans contrepouvoir, mais on se rend rapidement compte qu'il y encore pire pour leurs victimes expiatoires : leur isolement social. C'est d'ailleurs ce qu'est en train d'expérimenter le gros Contreras, un collègue très apprécié par le narrateur au point qu'il n'hésite pas à lui rendre visite à son domicile pour prendre de ses nouvelles, malgré le risque que cette marque d'affection lui fait courir :
« C'est dur, Conde, très dur, je le jure sur ma mère. Regarde, j'ai même mis mon pyjama pour me conformer aux ordres : s'ils me mettent en pyjama, alors j'obéis et je mets mon pyjama, mais ce que je ne vais pas faire, c'est supplier qui que ce soit, car je suis plus propre que la vierge Marie. Et si je sens la merde, c'est parce que je travaille dans la merde comme tout policier qui se respecte, et je ne laisserai personne me salir. Tu sais la meilleure ? Ils ne m'accusent de rien, mais comme il y a des problèmes avec le commerce de devises, ils souhaitent m'impliquer dans la combine parce qu'ils disent que je devrais savoir... Savoir quoi ? Ce que faisaient d'autres policiers qui jusqu'à hier étaient appréciés et qui désormais sont vus comme corrompus ? Mais que veulent-ils, des moines tibétains vêtus d'une peau d'âne ? Ce que je sais, c'est que je n'ai pas volé un sou, pas un. Mais le plus dur, c'est d'observer comment des gens qui, deux jours plutôt, s'agenouillaient devant moi pour que je les aide, ne désirent même plus entendre parler de moi parce que je peux soi-disant les compromettre... »
Vous l'aurez compris, il s'agit d'un roman à plusieurs entrées, toutes se répondant les unes les autres, comme un puzzle. Avec
Léonardo Padura Fuentes, j'ai découvert un grand écrivain, encore plus complet que
Manuel Vazquez Montalban pour lequel j'ai pourtant beaucoup d'admiration. Mais là, on est en présence d'un calibre supérieur, car cet auteur cubain dispose d'un registre narratif plus étendu : il fait preuve d'une réelle empathie pour celles et ceux qui sont poussés à la marge et il n'a pas peur de montrer les faiblesses et les doutes qui accablent son personnage principal. Je vais certainement lire la suite des aventures du Conde.
* Comme j'ai lu « Mascaras » dans sa version originale, je me suis permis de traduire moi-même les passages qui figurent ci-dessus entre guillemets.