Orhan Pamuk,
Cette chose étrange en moi, Gallimard 2017
Orhan Pamuk est prix Nobel 2006 de littérature
Chronique en parallèle d'une vie et d'une ville : la vie de Mevlut Karatas, marchand ambulant de boza à Istamboul, la ville qui devient mégapole entre 1968 et 2012, passant de 3.000.000 à 17.000.000 habitants. Chronique attachante des petites gens d'Istamboul sur fond d'événements politiques turcs et d'évolution de la ville. On découvre au fil du récit le nouveau visage d'Istanbul, nouveaux quartiers, nouvelles moeurs, irruption de l'Islamisme .......
Emigration des paysans d'Anatolie, implantation des bidonvilles sur les collines avoisinantes, émergence de maffias, chasse aux alevis (musulmans hétérodoxes), aux Arméniens, aux Kurdes, aux Grecs, aux Juifs, aux communistes, aux déviants de toutes sortes, torture pratiquée régulièrement par la police ou l'armée, expansion de l'islamisme dans la population laborieuse, loge soufie, tout est vu par les yeux du marchand ambulant Mevlut, homme honnête et âme simple.
Il subit passivement toutes les transformations socio-économiques, l'amitié et la famille lui tenant lieu de conscience politique, il reste pauvre toute sa vie, toujours à la recherche d'un emploi stable, et toujours dépassé par l'évolution des moeurs et de la consommation. Mevlut continue toujours le soir à vendre la boza, besoin quasi génétique, ce qui lui donne accès aux rues et aux maisons de tous les niveaux sociaux et lui permet d'observer les transformations urbanistiques et le changement progressif des bidonvilles des premiers émigrants en immeubles-tours façon La Courneuve ou Aulnay-sous-Bois. Avec les problèmes afférents.
Ici pas de Topkapi, de Mosquée bleue ni de Sainte-Sophie, mais l'école de la rue, la vie comme elle va, heurts et malheurs, mariages, naissances, amour vrai, soucis quotidiens, deuils et bonheur d'être, "
cette chose étrange en moi" ... Car Mevlut a la famille chevillée au corps. A commencer par Rayiha, la bien-aimée épousée dans des conditions rocambolesques, et ses deux filles. Mais aussi ses belles-soeurs, ses oncles, ses cousins, même s'il y a des destins et des choix différents. Ses amis aussi. Un univers foisonnant de petites gens, truculents, émouvants, truands, charmants, accueillants, inquiétants, plaisants. Vrais, quoi !
Chant choral : chaque personnage parle de lui à la première personne, seul Mevlut est « raconté » par l'auteur du livre. Nous sommes conquis par son optimisme fondamental, sa peur viscérale des chiens, sa candeur, sa naïveté, sa gaieté, sa capacité après une enfance rurale (il est arrivé à 12 ans à Istanbul), à connaître sur le bout des doigts la géographie de la ville, ses odeurs, son atmosphère. Haut degré d'empathie du récit, d'où l'humour n'est pas absent (voir le chapitre comment écrire une lettre d'amour, ou celui sur la recherche d'une épouse pour un célibataire). Malgré un nombre impressionnant de pages, plus de 650 avec une graphie bien compacte, aucune page ne m'est apparue inutile ou ennuyeuse. Belle leçon aussi pour comprendre la Turquie moderne et contemporaine. L'auteur se penche avec talent et une bonne dose de travail sur l'histoire, le paysage, le souffle d'Istanbul, un portrait tout en mouvement. Et pour nous y retrouver : un arbre généalogique, un index, une chronologie.
Au final, un livre, genre grand roman d'apprentissage, dense, peuplé de personnages aux mille vies qui donnent corps et âme, avec beaucoup de fraîcheur romanesque, à l'évolution de la Turquie depuis quarante ans, les mutations et les métamorphoses d'Istanbul, à travers les tribulations d'un humble vendeur de boza, dont le trait le plus caractéristique est de voir la vie du bon côté même dans ses plus mauvais jours, un optimisme que certains taxeraient de naïveté !
Un récit choral, épique, talentueux, chaleureux ! Un grand coup de coeur.